lundi 2 juillet 2012

VOIX INTIMES



La  grande  maison

  ¨¨¨

Clara



               Le petit monstre, le rat, il me ronge, il me ronge la vie, qu’avais-je besoin de ça ? Il me ronge le ventre. Bien sûr j’en ai rêvé, ah ça oui ! J’en ai rêvé ! Et alors, pourquoi le rêve aurait-il raison ? Et si je m’étais trompée, si ça n’arrangeait rien ? Maintenant je l’ai dans le corps et c’est horrible. Comment veut-on que j’aie faim ; et en plus il faudrait que je le nourrisse, que je lui donne ma nourriture, et moi, moi, que me reste-t-il ? Il va manger jusqu’à ma nourriture ? Pourquoi me nourrirais-je ? Pour la lui donner ? Ah non ! Vraiment je n’ai pas faim, je ne veux même pas sentir la faim qui me talonne ; j’ai mal au cœur, si mal au cœur, quelle nausée ! Rien que savoir cette chose en moi, qui me dévore, me donne la nausée. Qui dit qu’être mère ça épanouit ? Une femme fruit, mûre, resplendissante ; "ça" vous remplit la vie. Non ! Ça dévore et ça grossit à vos dépends ; pourquoi le nourrirais-je ?



               Et puis, alors que j’ai toutes ces nausées et l’estomac qui me remonte jusque dans la gorge, que le sol est incertain sous mes pas, il faut que Laura fasse des siennes. Elle aurait découché, elle découcherait souvent selon Mademoiselle ; et l’on s’en serait aperçue depuis peu. L’on a besoin de périphrases pour m’annoncer ça. C’est que ça implique bien des choses que Mademoiselle ne peut nommer, seulement suggérer à peine à mon sens de la divination. Bien sûr qu’elle découche, qu’elle couche, plus exactement ! Que croient-elles, que je ne les avais pas remarqués ses airs triomphants et ahuris le matin dans la salle à manger ? Les cernes, ça peut être le rêve, le rêve anémique des jeunes filles ; mais le pli, là, sous la bouche, et la rougeur sur la joue, oh ! pas la rougeur de la honte, non, la rougeur du poil qui pique, qui gratte, parce que, n’est-ce pas, le poil a poussé depuis la veille, et vous en connaissez beaucoup, vous, des amants qui se rasent le soir parce qu’elle va venir ? La première fois, peut-être, lorsqu’on n’est pas trop emporté par le désir, un bien joli mot pour un emportement aussi singulier et violent, j’allais dire animal... Mais les animaux, n’est-ce pas, leur emportement semble normal puisque ce sont précisément des animaux.



               Ça y est, ça me reprend, ces nausées, mais je vais en crever ! Si je mange, ça m’assomme comme un coup de bâton sur la nuque, et je m’endors trois heures durant, l’estomac calmé à défaut d’être satisfait, avec malgré tout quelques nausées encore, amoindries. Si je ne mange pas et que mon corps ne me laisse plus ignorer qu’il a faim, de toutes façons les nausées persistent, et il me faut alors manger ; comme ça me dégoûte ! La nourriture me dégoûte, il me faut quelque chose d’exceptionnellement délicieux et frais pour que j’aie quelque plaisir à le déguster. Mais ce qui me dégoûte par-dessus tout, c’est d’être obligée de le nourrir, parce que le comble, c’est ça, si je ne me nourris pas, il se nourrit quand même sur ce qui me reste de chair ; au moins, j’ai la satisfaction de ne pas lui en donner plus ; mais il y aura ce moment où il aura tout dévoré, il ne me restera plus rien alors et j’en mourrai. J’ai parfois l’impression que nous combattons tous deux, ce sera lui ou moi, mais que nous soyons lui et moi vivants dans le même corps, ça n’est pas possible, l’un de nous va mourir, lui ou moi, mais ça n’est pas possible que nous vivions ensemble à mes dépends. Il faudra bien que je m’y résolve. Attendre, attendre qu’il sorte, survivre jusqu’à ce qu’il sorte, il m’aura tout pris, ma vie, j’ai tant de choses à faire, rire, jouer, danser, comme une enfant… 

Ce n’est pas possible, elles font semblant ces femmes qui se promènent avec leur gros ventre en avant, l’air d’y croire, elles sont pleines, pleines de vie, de la vie pour deux, c’est tellement épanouissant de se senti mûrir comme un fruit, ma chère, si vous saviez comme je me sens belle, achevée, les reins un peu lourds peut-être, et le teint brouillé, mais lorsque je pense au petit ange qui dort là, dans la paix de Dieu, c’est un mystère, il faut bien le dire, que de cet acte si tendre, mon mari et moi, enfin, vous me comprenez, et bien voilà le miracle est là, le bonheur devrais-je dire, et il bouge ! Mon Dieu, il bouge ! Quelle merveille ! Parce que ça bouge en plus cette horreur ? Mais ça ne me laissera donc plus dormir ! Mon Dieu, aidez-moi, vous y êtes aussi pour quelque chose, non ? Alors, je vous en prie, aidez-moi.

               J’y ai cru, moi, que ce soit si beau, si épanouissant, j’ai même cru que ça allait tout réparer, le Bien, le Mal, tout ce dont on souffre ; j’ai vraiment cru que tout allait changer, ma vie, mon cœur, que je ne serais plus jamais triste après ça, mon petit ange, je l’aimerais, il me sourirait ; vraiment ça guérirait tout, ça réparerait la vie, ce qu’il en reste, je l’élèverais, il serait mon enfant, ce serait si charmant, si plaisant, le ventre plein, rond, et mon visage souriant, flottant au-dessus de mon corps, un peu vague, heureux, las, épanoui, comme celui de la jeune mariée révélée à ses noces. Mais elles aussi, elles s’y trompent, et elles font semblant, après. Que pourraient-elles faire d’autre, piégées par cette maternité si désirée, nous voulions, mon mari et moi que notre amour s’accomplisse en un petit être de chair et de sang, c’est tellement merveilleux, une femme qui n’a pas connu cette plénitude ne sera jamais entièrement une femme, il lui échappera toujours cette chose, là, si mystérieuse, cette part de création que seul notre corps recèle. Et lui, il a l’air fat et bête du monsieur satisfait de ses prouesses ; savez-vous ? Sans lui elle n’aurait rien pu, mais la force de son amour était telle qu'il s’est appliqué, et voilà… Ceci dit, sans s’appliquer, ça marche tout aussi bien, mais c’est tellement plus mignon de lui laisser croire que c’était pour combler le désir de la Nature, ce prolongement de soi-même et de l’amour que l’on a pour elle, que de tant désirer lui faire un enfant ; pourtant, parfois, c’était un peu ennuyeux, obligatoire, et puis l’on peut être fatigué !

Elles n’avoueront jamais !


               Voilà, moi, j’y ai cru. C’est une conspiration, la conspiration des femmes trompées ; alors il faut jouer le jeu et faire semblant d’y croire après les premières nausées, car, avez-vous remarqué ? Toutes, elles ont des nausées au début. Il doit bien y avoir de la vérité dans ce que je dis, on ne me fera pas croire qu’il n’y ait que moi qui souffre tant.                                                                                                                                                               

                                                                                                                                    
               Mais qui prétendra que la maternité remplit de plénitude ? Le médecin idiot qui veut vous faire croire à l’importance de votre rôle en ce bas monde ? Celui ou celle qui n’a jamais eu à porter le petit monstre, la bête qui vous dévore ? C’est ça, ça dévore, ça me dévore et personne ne viendra donc me sauver ! Ah non, rien ne m’obligera à le nourrir…

Déjà, il pousse au-dedans de moi, il faudrait que je le nourrisse, que je lui donne tout, la place qu’il me prend, et ma vie, que je lui donne de quoi me tuer ; mais moi je vous le dis, l’un de nous n’y survivra pas.

Et tous de me complimenter, vous l’avez tant désiré cet enfant, vous avez beaucoup de courage, une grossesse difficile, dans des conditions difficiles… Heureusement votre mari est bon pour vous, attentif, prévenant, les hommes sont d’habitude si indifférents à ces choses, et vous êtes bien suivie, le meilleur médecin de la ville, ne vous en faites pas, il sera magnifique cet enfant, courage ma chère, vous êtes un exemple de patience.

Ah ! S’il savaient comme mon ventre me fait mal.


               Il faut que je mange, juste assez pour calmer ma faim, sentir que je ne tomberai pas d’inanition, mais juste assez pour ça, pas plus, pas suffisamment pour le nourrir lui ; lorsque j’arrive à cette sensation, les nausées se calment, et je ne tombe pas de sommeil assommée comme un bœuf.



               Qu’il ne me touche pas, l’homme qui m’a fait ça. Mon mari ? Je n’en sais plus rien. Il sourit, béat, je suis heureuse, pense-t-il, juste un peu malade, mais n’est-ce pas normal, sensible et fragile comme je suis, que je ne puisse faire un enfant comme une vache. Il m’a fait mal. Pire. Il m’a fait mal sans que je le sache. En me mettant l’enfant dans le ventre. J’en ai eu du plaisir… Alors ? Je ne m’en souviens pas. J’ai oublié les circonstances, je ne peux pas m’en souvenir, je ne le veux pas, surtout qu’il ne me touche pas, le ventre me fait trop mal, qu’il ne m’approche pas !

Il parait que j’aimais ça avant, cet homme me le dit en murmurant des mots sales à mon oreille ; j’aurais appelé ça des petits mots, "dis-moi des petits mots", je ne me souviens pas, cet homme est fou.

Que j’ai mal au ventre, tout le bas de mon ventre est dur comme la pierre. Certes non, je n’ai pas aimé cela, ou je devais être folle, ça fait si mal, ce ver qui me ronge le ventre ; et à cet endroit j’aurais eu du plaisir ? Mais c’est que je ne savais pas. Encore une de leurs histoires, et j’y aurais cru, comme à celle du bonheur d’être enceinte, alors j’ai dit que j’avais du plaisir, et même je le croyais parce qu’il appelait ces choses ainsi, tu as joui ? Oui, mon amour, tu le sais… J’ai cru que c’était ainsi, comme il le disait, et vraiment j’y ai cru, ça devait y ressembler… Je ne sais plus. J’ai mal.


               Oui, je suppose qu’il devait y avoir du plaisir dans ces petits mots. Maintenant tout ceci est bien inoffensif, j’imagine d’autres choses, mais je ne les lui dis pas. Il pense que je vais mieux.


               Non, ce n’est pas possible, je vais vomir ! Gidéon, tu n’as pas fait ça ? Dis, dis-moi, tu as fait ça ? Tu lui as fait ça ? Je vais te tuer ! Tu ne le sais pas, mais je vais te tuer ! Tu ne sais pas ma force : tu vois, là, ces porcelaines chinoises que tu aimes tant, rapportées de Chine par ton propre père, si belles, si délicates, ce bleu de veine sur le fond de blancheur opale, cette joliesse du dessin, gracieux, sans aucune mièvrerie, toutes, elles seront toutes cassées, et puis la belle nappe blanche couverte des cristaux de famille, ces beaux cristaux de Bohème dont tu es si fier parce que ta famille est si noble, si grande, quel passé ! Tous ces cristaux et la merveilleuse vaisselle que toute la ville jalouse, comme cette belle maison austère, mais vive, tout, tout cela : cassé ! La nappe, vois-tu ? Je la prends, et dans le même mouvement, de toutes mes forces, ah ! Qu’elle est légère, je tire vivement, tout s’envole, tout vole, comme c’est beau le fracas de cristal sur le dallage noir et blanc, ça étincelle, du même élan, avec le grand étendard de la nappe, je nettoie le dessus des buffets, il y a tant de choses inutiles dont seuls les domestiques savent se servir, nous n’aurions plus de domestique que je ne saurais qu’en faire, passons au salon, que vois-je : la délicieuse statue grecque qui t’a donné tant de mal, mais la passion, n’est-ce pas… Ils ne voulaient pas te la vendre, tu as menacé, tu l’as eue, elle était, elle n’est plus, te voilà ! Tu as couru mon amour ? Tu es rouge, en sueur, c’est le bon Alistair qui t’a prévenu, ou le fracas ? Comme tu as l’air affolé, mais tu es vêtu de blanc, tu oses, toi, en blanc ! Non ! Ça je ne le supporterai pas ! Tu n’y as pas droit, le blanc, toi, ah non ! Le fouet ! Mais mon bel ange, le blanc c’est pour les jeunes filles, celles que tu n’as pas touchées, celles que tu n’as pas souillées, les belles fleurs que tu n’as pas encore abîmées, ah ! Tu ne savais pas ça ! Je sais manier le fouet ! J’ai appris toute enfant, j’ai la sensation de ne l’avoir appris que pour ça : pour aujourd’hui ! Il était dit que c’était pour dresser les chevaux, et bien non ! C’était pour te corriger, oh ! Tu peux appeler, le fouet balaie tout, personne ne peut approcher, la lanière dégage tout, les vases sur les guéridons, les guéridons, les tableaux accrochés au passage, et toi, toi, enfin, lacéré ton beau costume d’été, quelle prétention ! Comme si le blanc pourrait jamais te nettoyer, en charpie la belle étoffe, tu peux te recroqueviller, je suis assez forte pour aller te chercher là-bas, par terre, collé au pied du sofa, pour te prendre par la cravate et te ramener là, à mes pieds, sur le tapis, au milieu, au beau milieu du salon, qu’il est beau ce milieu, mais ça ne suffit pas le fouet, tu es trop loin de moi, je vois ta cravache, ta belle cravache d’équitation, le plus beau cuir d’Amérique, là, tu es à mes pieds, et à tours de bras, la cravache, comme je te corrige, comme tu le mérites, j’ai encore toute la force qu’il faut, la charpie vole, la charpie blanche s’envole, comme tout s’envolait tout à l’heure, dans l’instant, le cristal pur, la charpie vole… Mon amour, tu as fait ça, mon amour… Tu l’as fait, je suis fatiguée, si fatiguée, j’ai mal au cœur, la tête me tourne, je vais vomir, tu me fais vomir, et puis non, ce n’est pas toi qui me fait vomir, je suis si fatiguée, c’est tout, il y a longtemps que je n’ai pas mangé, j’ai l’estomac vide, je suis lasse, si lasse, et triste, tellement triste, Mon Dieu, pourquoi faut-il ? C’est ça aussi l’amour ? C’est ça l’amour ? Comme ça fait mal, que j’ai mal tout à coup, dites-lui à ma Laura, dites-lui qu'elle n’a plus rien à craindre, je l’ai corrigé, elle est au plus mal ? Vous dites ? Comment ?  Comment ! Elle est au plus mal et l'on ne vient pas me chercher ? Vite, emmenez-moi, emmenez-moi près d’elle, Seigneur, je ne tiens plus sur mes jambes, enlevez-le, mon amour, mon joli amour, comment a-t-il pu être joli, comme on est bête quand on est jeune, je me sens vieille, je suis vieille, vite, emmenez-moi près de ma Laura, je vais la soigner moi, je vais la guérir, je vais lui dire combien je l’aime, non, elle ne m’entendrait pas, laissez-moi, laissez-moi passer, il faut que je sorte de cette maison, il me faut de l’air, ou que je dorme, oui, que je dorme, laissez-moi, ne me touchez pas, ne m’approchez pas, je vais monter, je vais à ma chambre, qu’on me laisse, je n’ai pas besoin de soins, je vais dormir, je vais bien dormir, ensuite j’irai à la promenade, respirer, mais d’abord dormir, et ensuite j’irai me promener, au bord de la mer, lorsqu’il sera sorti de cette pièce : fermez-là, j’entends qu’on la ferme, qu’on la ferme à jamais, que nul n’y entre plus jamais, que surtout on ne touche à rien, que tout reste en l’état, et qu’elle soit close, j’interdis, entendez-vous, j’interdis qu’on touche à quoique ce soit, et j’ordonne qu’on ferme cette pièce et que toutes les clefs m’en soient données, bonsoir Docteur, on vous a alerté pour rien, tout est en ordre, ne vous inquiétez pas, il va sortir tout seul, montez auprès de Laura, soignez-là, et vous aussi laissez-moi, je vais très bien maintenant, je vais juste me reposer un peu dans ma chambre avant la promenade du soir, ne vous inquiétez pas, tout va très bien pour moi, je ne me suis jamais sentie aussi bien, à plus tard.



¨¨¨

Ruth

            Le bébé de Clara est sorti. Sarah l’appelle crevette. C’est vrai qu’il ressemble à une crevette, tout rouge, tout maigre, avec des petites pattes qu’il replie contre son ventre quand il crie. Caleb, lui, l’a appelé crapaud. Sarah s’est fâchée, disant que le Seigneur ne mettait pas ses créatures au monde pour qu’on les insulte et qu’il avait mieux à faire que de traîner dans les jupes des femmes. Elle était vraiment très en colère, Caleb est sorti sans rien dire. Je regarde le bébé quand Sarah le défait et le nettoie. Il est vraiment bien maigre. Sarah dit qu’il vivra, mais dans la maison personne n’a l’air d’y croire. D’ailleurs, je suis la seule à venir le voir. Je le regarde, Sarah me laisse entrer dans la chambre, elle le nourrit, et c’est drôle de voir ce petit morceau de chair rouge accroché à son gros téton noir. Normalement je ne devrais pas être là, Mademoiselle ne le sait pas, elle serait à son tour très fâchée, mais je m’entends bien avec Sarah, elle vient du Sud aussi, c’est une bonne nourrice et depuis qu’elle est là, je fais beaucoup moins de cauchemars.

               Clara appelle le bébé Ada. C’est une fille.


               Je suis montée dans la chambre de Laura. Elle ne parle toujours pas. Ça fait des mois qu’elle ne quitte plus le fauteuil près de la fenêtre. Au début je n’ai pas eu le droit de la voir, c’est seulement lorsque Clara n’a pas pu monter jusqu’à sa chambre à cause de son gros ventre qu’on m’a laissée y aller. Mais je l’ai à peine reconnue. Elle ne tourne même pas la tête à ma voix, elle est pâle, très pâle, et amaigrie. Je sais que Caleb va dans sa chambre en cachette. Une fois je l’ai écouté à la porte, il ne disait rien, je suis entrée brusquement, il était assis par terre aux pieds de Laura, la tête sur ses genoux, elle ne faisait rien, ne le regardait même pas ; il a levé la tête et m’a vue, il pleurait, il est parti sans rien dire, c’est tout.


               Je dis dans ma tête : le gros ventre de Clara, mais je sais bien que je ne pourrais pas le dire à voix haute, il faut faire comme si Clara n’avait pas eu de gros ventre, comme si le bébé était venu dans une bulle glacée, toute brillante, mais pas dans son ventre.

               Oncle Gidéon ne vient plus à la maison, il couche dans le pavillon au fond du parc et mange à son club. Souvent il rentre ivre, je le sais parce qu’alors les chiens aboient et le matin Sarah est de mauvaise humeur : elle n’a pas pu dormir de toute la nuit, avec le bébé qui pleure quand les chiens se taisent.

¨¨¨

Laura


               J’ai demandé qu’on me donne un rocking-chair, comme ça je pourrai me balancer en regardant par la fenêtre. Je vois Ruth. Elle a encore mis de la terre sur son tablier ; toujours dans le parc, grimpée sur un arbre ou cachée derrière les bouquets de pivoines, elle parle à l’air, au temps, toujours quelque chose dans les mains, du bois, des feuilles, ou le chaton du jardinier qui lui griffe la peau. Elle n’est pas bien dans cette maison, cette enfant. Je sais reconnaître, moi, quand on n’est pas d’ici.

Tous ils me croient sourde parce que je ne parle pas, alors que j’entends tout. Mais je ne dis rien. Pourquoi parlerais-je ? Et qu’y comprendraient-ils ? Mais ils ne croient pas que je ne puisse plus marcher, c’est le choc dit le médecin. Oui, le choc ! Je sens moi que mes jambes ne me portent plus, de moins en moins, jusqu’au moment où elles n’auront plus aucune force. Je refuse de marcher, c’est bien trop lourd, mes jambes refusent de marcher, elles m’obéissent, je ne veux plus redescendre chez eux, je n’ai plus rien à y faire, je sens bien que cela m’épuise. Clara ne vient plus me voir, ça me soulage, elle m’importunait, j’avais de la peine, elle se forçait à sourire, à parler du temps qu’il fera quand j’irai mieux, quand je pourrai de nouveau sortir; je sais déjà que je ne pourrai plus jamais sortir ; elle voulait me faire croire à des choses jolies, elle inventait des folie, des garden-parties, des promenades au bord de mer, des voyages en Europe; nous n’aurions pas dû en partir, tout vient de là, nous n’aurions jamais dû quitter l’Europe.

Et puis je n’aimais pas la façon qu’elle avait de s’asseoir en ramassant les plis de sa robe pour mieux me cacher son ventre.



               Je vois le grand arbre devant la maison, il est nu, au bout de quelques minutes je ne peux plus me tenir sur le fauteuil, il faut me recoucher.

               Maintenant je peux rester une heure ou deux sur le fauteuil devant la fenêtre, je vais beaucoup mieux selon le médecin, c’est bon signe, ma jeunesse fera le reste, disent-ils.

               Maman, Papa, où êtes-vous ? Oh Mon Dieu, que je souffre, je pleure, Mademoiselle, allez les chercher, mes parents ne sont pas là ? Je n’ai pas de parents ? Pourquoi me torture-t-on ainsi ? Que fait cet homme tout en noir ? Il va me piquer, non, empêchez-le, il me fait mal, cet homme me fait mal, pourquoi le laissez-vous faire ? Clara, Clara, où es-tu ? Ah, tu es là, Maman, viens m’aider, sauve-moi, Maman, je t’en supplie, Clara, chasse le, ce médecin, chasse le médecin, Gidéon, où est Gidéon ? Je veux voir Gidéon, je veux lui dire que j’ai fait ça pour lui, j’ai fait tout ça pour lui, tu comprends, Maman ? Il est marié Gidéon, sa femme est charmante, elle ressemble beaucoup à Clara, mais nous sommes en Amérique, on ne peut pas laisser faire ça en Amérique, on ne peut pas laisser les enfants venir si on ne sait pas d’où ils viennent, Clara, Clara, tu es là ? Ne lâche pas ma main, ne me lâche pas, je vais tomber si tu me lâches, je vais tomber dans le vide, Maman, que fais-tu, pourquoi tires-tu les rideaux ? Clara, elle n’est pas là ma Maman ? Est-ce que je n’ai pas de Maman ? J’ai de la fièvre, j’ai beaucoup de fièvre, il faut bien que Maman soit là puisque j’ai de la fièvre, Maman, tu es là Clara, tire le rideau, il y a du soleil, Clara ne lâche pas ma main.



               Mademoiselle ? Vous cherchez quelque chose ? Le plateau ? Je ne vous crois pas, vous cherchez votre épingle à chapeau, vous ne la trouverez pas : je l’ai cachée sous le matelas, ah vous allez bien rire ! Je vous ai pris votre épingle à chapeau et je l’ai cachée sous le matelas, il y avait du sang, du sang partout, ça coulait partout, plein de sang dans la chambre, sur le tapis, sur le lit, même les rideaux étaient rouges, regardez, ils le sont encore, elle est belle votre épingle à chapeau, vous savez pourquoi elle est si belle votre épingle à chapeau ? Parce qu’elle a une perle, ce n'est rien d’autre qu’une longue épingle fine avec une perle au bout pour l’orner, une grosse perle au doux reflet satiné, comme elle est jolie cette perle sur le petit chapeau noir à voilette que vous portez l’hiver, on voit ces jours-là comme vous êtes élégante, combien votre famille devait être noble, ruinée, mais noble ; nous, nous venons d’une famille riche, récemment riche ; ah, ces Français…


                Mon Dieu, mon Dieu, je l’ai fait, il y a du sang, du sang partout, arrêtez, ce n’est pas du sang que je voulais faire couler, arrêtez ce sang, pas le sang, pas tout ce sang, arrêtez, arrêtez, pourquoi, mon Dieu, que j’ai mal, je voulais juste, je ne voulais pas... L’épingle, enlevez l’épingle, je ne sais pas moi, je ne sais pas comment on fait, je ne sais pas pourquoi j’ai fait ça, je ne sais pas, je ne voulais pas, enlevez-moi ce sang, mon Dieu, priez pour moi, je ne voulais pas Mademoiselle, je ne voulais pas abîmer votre belle épingle.


               Ruth est encore dehors, elle a trouvé un oisillon, elle va le porter à la cuisine et essayer de lui faire avaler de force une infâme bouillie et de l’eau au compte-goutte, et comme d’habitude demain il sera crevé.



               Une fois, une fois seulement, je voudrais être dehors et sentir l’odeur des arbres, de la terre humide, le soleil chaufferait à peine mon front, j’entendrais les oiseaux, Ruth me dirait leur nom, je ne bougerais pas, ça sentirait bon, je serais dehors.


               Ils ne le savent pas, mais parfois c’est comme un boulet de canon, je saute, je saute de mon fauteuil et comme un boulet je traverse la vitre avec beaucoup d’éclat, personne n’a le temps de me retenir, d’ailleurs ils ne sont pas là, et je me brise, infiniment, je ne suis pas morte, je suis brisée en mille morceaux, mes os hurlent par terre, là, en bas, juste sous la fenêtre, oh comme je souffre, quelle force en moi, mes jambes ne me tiennent plus.


               Caleb pleure, pourquoi pleure-t-il ? C’est un homme, il dit qu’il va le tuer, c’est ridicule, à son âge on ne tue personne, on va au bal, on fait danser la fille du gouverneur. Il est beau Caleb, beau et charmant ; pas séduisant, non, mais beau. Comme c’est ennuyeux quand il pleure comme ça, je ne comprends pas ce qu’il vient faire ici. Parfois j’ai envie de mourir, ça me prend là, à l’estomac, comme une nausée, j’ai envie de mourir, et j’ai presque des larmes.

                      Ce matin Caleb est venu, il n’a pas pleuré, j’ai mis ma main sur ses cheveux, c’était très doux, mais comme il est ennuyeux de toujours poser sa tête sur ma robe, il me gêne, je n’ose pas le repousser, il a l’air si triste, je ne comprendrai jamais pourquoi.

Parfois il me parle, je n’entends rien de ce qu’il dit, je vois bien à ses lèvres qu’il me parle, mais vraiment je ne peux rien entendre.

Lorsqu’il enfouit sa tête dans mes genoux, c’est peut-être pour me dire quelque chose, comment savoir puisqu’il me cache ses lèvres ?



               Ruth est entrée hier au soir après le goûter, elle avait de la confiture au coin de la bouche, elle a encore plus de taches de rousseur, ses mains étaient chaudes, elle sent bon cette enfant.



¨¨¨

Mademoiselle



               Mon Dieu, quelle horreur, comment a-t-elle pu ? Comment a-t-elle su ? Chez nous, nous nous méfions toujours des Italiens, ils ont quelque chose du Diable, sauf dans les grandes familles bien sûr. Mais qu’est-ce que je raconte-moi, je suis devenue idiote, c’est l’émotion, cette enfant n’a rien du Diable, mon épingle à chapeau, comme si ça avait une quelconque importance, quelle horreur, oui, malgré tout, il faut que je la jette, non, l’important c’est que cette enfant vive, mon Dieu, on s’occupe des enfants des autres que l’on ne connaît pas, leur famille ne nous intéresse en rien, et puis voilà, il suffit d’une chose terrible et l’on se rend compte que leur respiration nous est devenue sacrée.


               Je suis allée aujourd’hui acheter sur le compte de Madame un nouveau tapis pour la chambre de Laura, je me demande bien si ce n’est pas toute la literie et le mobilier qu’il faudrait brûler.


               Elle délire sans cesse, je lui tamponne le visage, elle ruisselle, elle dit toutes ces choses qu'il faut vite oublier et seulement la soigner sans cesse, et ne pas la quitter, elle est si terrorisée, le médecin ne peut encore se prononcer.


               Madame vient une fois dans la journée à son chevet, elle lui tient la main. Notre petite Laura la réclame souvent dans sa fièvre, et sa maman aussi. Elle a de longs délires, Madame veille sur elle comme si elle était sa propre mère, et ça ne lui est pas aisé avec le futur bébé. Et toutes ces choses qui se sont passées, cette scène affreuse, Monsieur, comme elle l’a mis ! C’est son mari... Mais être obligée d’entendre tout cela ! J’ai moi-même fermé le salon. Non, oublions, c’est la fièvre qui lui fait dire n’importe quoi, et puis moi je ne dois, je ne veux, rien savoir, je veux seulement que cette enfant vive.



               Mon Dieu, si elle mourrait, mais voyons c’est un ange, qu’ont à voir ses fautes là-dedans ? Quel rapport peut-il y avoir entre un ange et les fautes qu’il commet ? Je suis bien vieille pour que vous m’infligiez une peine pareille, Seigneur. Décidément je vous comprends de moins en moins.



¨¨¨

Laura



               Je vais mourir, ils prennent tous des airs déconfits comme s’ils avaient perdu la course de yacht, et ça leur donne une contenance. Jusqu’à Mademoiselle qui a perdu ses petites joues roses, rondelettes. L’infirmière, elle, n’est pas si embarrassée, et pas très douce non plus, elle est habituée, parfois elle me regarde comme si elle allait me faire passer au Jugement Dernier. Comme je voudrais voir Gidéon, pourquoi ne vient-il pas ? J’aimerais tant le voir. Clara ne vient plus, elle est trop… Elle reste couchée, m’a dit l’infirmière, elle a le droit, elle. Elle me manque, Clara, je ne voudrais pas mourir sans te revoir, je me sens si mal, je vais mourir à moins qu’on ne sache soigner la mort.



¨¨¨

Clara

              Je reste allongée, Laura ne va guère mieux, elle a cessé de délirer mais la fièvre persiste. J’ai toujours mal au ventre, le médecin a profité de ce qu’il venait tous les jours soigner Laura pour me soigner aussi. Qu’il fasse comme il veut, je serai docile pourvu qu’on ne me parle plus de mon état, je fais en sorte de l’ignorer. Je m’aperçois que l’inactivité forcée permet toutes les dissimulations, on a l’air si las, si fatigué, les autres n’osent plus rien vous demander de peur de vous importuner, et voilà, pendant qu’ils vous croient toute entière occupée au petit ange, on peut rêver à tout sauf à ça, justement à tout pour ne jamais y penser, c’est juste un ennui physiologique qui devra cesser, l’enfant naîtra, Mademoiselle s’occupe de tout, de la nourrice, elle a une prévention contre cette négresse, elles ont paraît-il cependant du meilleur lait. Je m’en moque, j’avale soigneusement les médicaments, on me laisse en paix, seulement j’ai peur encore pour Laura, j’ai peur…

J’aurais tant voulu, Laura, j’aurais tant voulu qu’à toi cela n’arrive jamais.


¨¨¨

Laura

               J’ai entendu ce matin ce que m’a dit Caleb. Jamais, je ne veux plus jamais entendre ces mots.

J’ai voulu sauter en bas, avec le boulet qui jaillit de mon estomac et me précipite sur le pavé dans les bras du reflet brisé de mon âme.



               J’enfonce mes ongles dans le tissu du fauteuil pour qu’il me retienne.

Mon Dieu, j’ai mal, je meurs, j’ai la mort, elle bouge, qu’ai-je fait, qu’ai-je fait mon Dieu de moi, je ne savais pas ce qu’il fallait faire et je l’ai fait, la mort est près de moi maintenant et j’en meurs.

Je suis mourante, vous voyez bien, vous me regardez avec compassion, vous ne savez pas ? Vous ne savez pas pourquoi ? Qu’ai-je fait, ai-je mérité ça ? Mademoiselle dit que Dieu voit toutes nos fautes, a-t-il vraiment tout vu ? Alors pourquoi a-t-il laissé faire ?

               Mon Dieu secourez-moi, je vous en prie, je n’ai que vous, je n’ai plus que vous, l’amour est mort, Clara ne vient plus me voir, c’est à cause bébé. Quel bébé ? Ah oui, le sien…


¨¨¨

Ruth


               Hier Laura a pu s’asseoir pour la première fois dans le fauteuil, elle n’a pu y rester que quelques instants, c’est bien égal, je préfère ça. On va enfin me laisser la voir, je pourrai lui montrer le moineau que j’ai trouvé et que je soigne.

               Le jardinier a brûlé le tapis de la chambre de Laura, il y avait une grande tache brune et sèche au milieu, je l’ai vue parce que je suis allée le dérouler dans l’appentis où il avait été rangé depuis ce jour.

Un jour, il y a eu des hurlements dans la maison, des hurlements comme jamais je n’aurais pu en imaginer. Laura était tombée très malade, je n’ai pas pu la voir, personne n’a pu la voir, à part Clara et Mademoiselle. Depuis une infirmière la soigne, je ne l’aime pas, je l’ai dit au docteur, ça se voit, elle a une tête à laisser mourir les oiseaux, mais le docteur sourit sans rien dire et il me donne un bonbon qu’il tire de sa poche toute déformée, il devrait se rendre compte que maintenant je suis grande et que je n’ai plus l’âge des bonbons.


               Pour ce fameux jour, si je demande à Mademoiselle ce qui s’est passé, elle me dit de prier pour les hommes parce que Dieu les a fait bien faibles.



¨¨¨

Laura

               Gidéon, je t’aimais. C’était un rêve, j’ai rêvé me marier avec toi.


               La grande dame noire, la grande dame noire est là près du rideau, regardez puisque je vous le dis, ce n’est pas la peine de faire de la lumière, la lumière ne la chasse pas, elle n’en a pas peur, elle est belle, elle est très belle, tu vois Clara sa longue robe noire, les plis bien ajustés à sa taille, fluides jusqu’à ses pieds, le corsage corseté, le col haut, et ses cheveux, regarde Clara, ses cheveux, comme ils sont longs et lisses, noirs, et son teint si pâle, le visage mince et doux, diaphane, et pourtant tu vois comme elle a l’air forte et solide, elle doit être douce cette dame si jolie, douce et aimante, bonne, pourtant elle me fait peur, reste près de moi, si tu ne me lâches pas la main je te promets que je ne pleurerai pas, non, je n’ai pas  peur d’elle, d’ailleurs pourquoi aurais-je peur d’elle, elle veille sur moi, elle est là pour veiller sur moi, peut-être c’est elle ma Maman ? Tu ne le sais pas toi, ma Clara ? Si ce n’est pas elle, où elle est ma Maman ? Elle a l’air si bon la jolie dame en noir, tu a vu ses belles mains, blanches, fines, la peau douce, elles doivent en faire du bien ces mains-là, non, ne pars pas Clara, ne pars pas, reste encore, je n’ai pas peur d’elle, bien sûr, mais je suis tellement triste quand tu t’en vas, je ne sais jamais si tu vas revenir, tu reviens toujours, je sais, tu me le dis toutes les fois, tu me le dis, mais si tu ne pouvais pas ? Qu’est-ce que je deviendrais si tu ne pouvais plus venir ? Elle est encore là, regarde toi, moi je n’ai pas le courage, elle est très belle, elle a l’air très doux, mais je crois que j’aimerais mieux qu’elle ne soit pas là, tu vas lui dire de ne pas m’approcher, hein ? Tu vas lui dire de ne pas me toucher non plus, ça me fait peur, j'ai peur de mourir si elle me touche, pourtant c’est drôle, elle a l’air si gentil, comment pourrait-elle me faire mourir ? Mais je ne sais pas pourquoi j’ai peur qu’elle me touche, empêche-la, empêche-la, ne la laisse pas s’approcher, prends-moi dans tes bras, sers-moi, sers-moi fort dans tes bras, elle ne pourra pas me toucher, j’ai peur, Clara, j’ai peur.


               Il y a du soleil aujourd’hui, beaucoup de soleil, partout dans la chambre et pas de bruit, peut-être qu’il n’y a plus personne dans la maison, plus personne et je vais rester toute seule, si j’appelle il n’y a plus personne pour répondre.

               Mademoiselle, Mademoiselle, je vous en prie, dites à la dame blanche de partir, je ne veux plus qu’elle me touche, je ne veux pas qu’elle s’occupe de moi, elle me fait mal, et puis elle sent mauvais, elle n’a pas d’odeur.

Je n’aime pas la cornette qu’elle a sur la tête, on dirait les ailes du Diable.


               Quand il fait nuit, ou que tout le monde est parti et que l’ombre est dans la chambre, je suis toute seule avec la dame noire, je lui parle, elle ne répond jamais, ne s’approche pas de mon lit, elle sourit en me regardant et j’ai envie de pleurer, elle reste droite, la tête légèrement penchée vers moi, son regard sur moi, très doux, étoilé, elle a la main posée sur le rideau de velours cramoisi et sa main est encore plus belle.



               Je sais bien moi que la dame noire m’a touchée, elle m’a touchée une fois de sa main, et c’était la piqûre glacée d’une aiguille ou l’effleurement de l’aile d’un ange. Je ne sais pas quand ni comment, peut-être je dormais, ou j’avais la tête tournée, je regardais ailleurs, mais je sais qu'elle l’a fait.


               Vous croyez vous, Mademoiselle, que je vais en mourir de la piqûre de l’ange ? Je ne voudrais pas en mourir, mais je me sens si malade.

               Il y a des moments où je souffre tant, que je voudrais être morte.


               Clara, dis-lui à l’infirmière que je ne veux plus qu’elle fasse ma toilette, je ne supporte pas qu’elle me touche, elle a des doigts de glace et ses yeux sont méchants.


¨¨¨

Mademoiselle


               Laissez Madame, je lui ferai moi-même sa toilette, d’ailleurs je me demande si nous avons encore besoin d’une infirmière, il faudrait en parler au docteur.



¨¨¨


Laura



               Vous ne vous rendez pas compte, vous ne savez pas comme c’est triste de mourir à mon âge.

La mort me consume, c’est comme un feu qui couve au centre de mon ventre et qui gagne tout mon corps, des suées de frissons et des vagues de crampes, j’ai chaud, je brûle, il ne restera rien de moi, de la cendre, un petit tas de cendre sous la fièvre.



               Ça saigne encore, je le sens, l’infirmière tient mes linges d’un air de profond dégoût, de mépris.

               Des aiguilles de feu, des aiguilles de feu me gonflent le ventre comme une outre.

              C’est fini, la fièvre est passée, il ne m‘arrivera plus rien désormais. Si j’ai mal encore, ce n’est plus que de contusions.


¨¨¨

Clara



               C’est tellement facile de haïr, ça vient tout seul comme une tornade, ça emporte tout, même le goût. Il faudrait trop se forcer pour aimer, je n’ai pas cette force.

Faire semblant, oui, on doit bien y arriver. Comme c’est lourd.



¨¨¨

Ada

               La pièce est sombre mais chaude, une vague rumeur au loin. Du bruit tout à coup, des claquements des pas, durs, une voix qui sonne avec la sécheresse du vent, la porte s’ouvre, la lumière du dehors fait s’évanouir l’ombre, tout est plus cassant, on se recroqueville dans un sommeil de bon aloi, on dort réellement, tout le petit corps s’enroule dans le sommeil, comme dans une ouate, je dors, je ne vous entends pas, votre bruit ne me touche pas, regardez comme mes yeux sont bien clos, mais le tout petit poing est serré contre le menton crispé, et un des sourcils blonds forme un pli au creux du front. Elle dort, Madame, ce serait dommage de la réveiller, elle a eu tant de mal à s’endormir, mais tout le monde veut la voir. Alors dites qu’elle est embarrassée, qu’elle n’a pas digéré sa tétée.

Oui, Sarah, vous avez raison, d’ailleurs qu’ont-ils besoin de la voir ?

La porte s’est refermée, les claquements de pas se sont éloignés, puis éteints, un silence bienfaisant s’est reposé avec la pénombre revenue, on peut ouvrir les yeux, il fait gris, un joli gris paisible, le calme, le petit poing se desserre, le front se lisse au-dessus des grands yeux ouverts, on peut voir les reflets du jour qui joue dans les plis du rideau bleu, ça fait des rayures dorées qui flânent sur le mur, des rayures de poussière qui dansent. Le silence est léger, on sent au loin la rumeur, partie, c’est ailleurs qu’elle tapage, ici on se repose et on regarde. Une bulle blanche gonfle les lèvres roses, une coulée de lait s’échappe de la commissure jusqu’à l’oreiller.



¨¨¨

Sarah



               Crevette, ma crevette, que t’est-il arrivé, crevette, calme-toi, douce, ma douce, que s’est-il passé, dans quel état es-tu, tu es violette, tu hurles tant, ne hurle pas comme ça, tu te fais mal, calme-toi, là, doux, c’est fini, que s’est-il passé, tu ne peux pas dire à Sarah, mais mon Dieu, dans quel état tu es, tu as vomi, tu es toute raide, calme-toi, laisse-moi te défaire, laisse ta Sarah s’occuper de toi, voilà, ne pleure plus, doux, mon bébé doux, laisse faire Sarah, te masser les jambes, tes petits pieds sont glacés, tes bras, ouvre tes mains, maintenant ton dos, les épaules, le cou, le visage, là, calme-toi, tu es déjà un petit peu moins raide, détends-toi, pleure mon bébé, pleure ma crevette, comme ça, doucement, sans te faire du mal, que s’est-il passé ? Tu étais tranquille quand je t’ai laissée sous la véranda à côté de Madame, que faisais-tu après, toute déjetée dans tes langes, le couffin sur la pelouse, et Madame qui hurlait, enlevez-moi ça, enlevez-la, toute rouge, dépenaillée, dépeignée, jamais je n’avais vu Madame dans cet état, mon Dieu, mon Dieu, j’aime mieux ne pas savoir, mais Sarah est là, ma douce, Sarah te berce, calme, calme, douce, crevette, ma crevette, toute blanche, tu ressembles si peu à mon Jeremiah, que Dieu ait son âme, il était pourtant bien fort, comme son père, mais Dieu le voulait comme petit ange, il était trop beau, il doit être bien à côté de la Vierge, sûr qu’elle ne peut avoir plus joli Jésus, crevette, calme, calme, ne pleure plus, Sarah te berce, mais quelle idée aussi de se mettre dans des états pareils ! Que t’a-t-elle fait ? Je ne comprendrai jamais ces blanches, des rubans partout, elles ne savent que gémir dans leur mouchoir, moi aussi j’aimerais bien avoir tous ces rubans, et je t’assure que je ne pleurerais pas, heureusement qu’il y a des négresses pour s’occuper de leur petit, elles ne savent rien faire, tout juste mettre bas, mais les bêtes au moins elles lèchent leur petit, celles-là il leur faut des négresses pour lécher leur petit à leur place. Et Madame, ça vaudrait peut-être mieux qu’elle oublie parfois que tu es son petit, Sarah est là ma crevette, oui, ne pleure pas, voilà, tu veux le sein, attends, je me dégrafe, voilà, là, repose-toi, tu es mieux là contre le sein de Sarah, comme ta menotte est blanche, et comme ma peau est noire, elles ont beau dire, mon lait est meilleur que tout le lait des blanches, c’est le meilleur pour ma crevette, jamais Sarah ne se mettra à hurler après toi, jamais Sarah ne roulera des yeux furibonds en hurlant, jamais je ne te secouerai comme une pousse de prunier, ça va mieux, beaucoup mieux, tes petits pieds sont tout chauds, et tu as la peau bien rose maintenant, tu as encore des hoquets et des soupirs, comme tu es petite, regarde, tu tiens toute entière sur mon sein, on ne devrait pas permettre ça, les petits enfants ne sont pas donnés par le Seigneur pour qu’on les Lui abîme, c’est le Nord qui rend les femmes folles, depuis que je suis dans le Nord je ne comprends plus grand-chose à rien, le Nord est mauvais, c’est le froid, c’est mauvais, les maisons sont froides, les gens sont fous, et les petits bébés deviennent tout raides et violets, comme des petits lapins écorchés, dors ma crevette, dors. Mam’zelle Ruth, je vous interdis de faire ce bruit ! Fermez la porte, Ada est en train de s’endormir, j’ai eu assez de mal à la calmer, elle est très fatiguée. Non, ça ne m’intéresse pas ce que font ces gens dans leur beau salon, ils font ce qu’ils veulent les blancs dans leur beau salon, moi je soigne leur petit, et heureusement qu’il y a des Sarah pour s’occuper des petits des blancs, sinon ce serait le royaume du Diable, et moi je me lèverais toutes les nuits pour leur tirer les cheveux, leur faire souvenir que Dieu existe et que ses créatures peuvent encore se défendre. Mam’zelle Ruth, allez me chercher le coussin blanc, là-bas, pour que je change Ada avant qu’elle ne s’endorme complètement, et puis faites un peu moins de bruit !

               Mam’zelle Ruth, vous savez, vous, pourquoi les femmes blanches ici ne savent pas porter leur petit ? … Vous êtes bien jeune encore…

¨¨¨

Ruth


               L’autre jour, Clara m’a fait appeler au salon. Elle recevait. C’était la première grande réception depuis que le bébé est né. Elle ne m’avait encore jamais fait appeler. Ces messieurs dames m’ont trouvée charmante, mignonne avec ces taches de rousseur, ça lui fait le nez spirituel ; comme si je ne savais pas que, chez elles, elles font tout pour cacher les leurs ! Elle fera une délicieuse jeune fille, n’est-ce pas Cher ? Cher, c’était Oncle Gidéon. Lui aussi, c’était la première fois qu’il revenait à la maison; enfin vraiment, et devant tout le monde, à part quelques salutations rapides d’autres fois pour faire croire. Pourtant, il me semble bien que je l’ai aperçu l’autre soir, il était peut-être venu voir Ada, en cachette, ou Laura, il aimait bien Laura.

Il n’a presque rien dit, oui, non, le temps est frais pour la saison, des âneries ; quand même, je ne l’avais jamais vu aussi bête.



               Alors voilà, ils m’ont tous regardée gentiment, comme je regarde le chat de la cuisinière : il est gentil, bien élevé, bien propre, pas embêtant, pas intéressant. Ils vont voir, plus tard !

               Non, ce qui les intéressait c’était « mon malheur », pauvre petite, tout perdre, comme c’est triste, terrifiant, a-t-on des nouvelles de sa maman? C’est drôle, voyez, elle semble en bonne santé… Comme si elle n’était pas réellement affectée, enfin, elle ne comprend peut-être pas... Les enfants, Dieu merci, ça ne comprend pas toujours tout, elle réalisera plus tard, en grandissant, l’étendue de son malheur.

Tu ne pense pas qu’ils auraient pu attendre que je sois sortie pour parler de moi ?



               J’ai très bien réalisé l’étendue de mon malheur… S’ils croient que je vais leur montrer !


               A Clara, peut-être, je le montrerai un peu à Clara, et seulement à elle, si elle le veut, un jour. En attendant, il faut que je me dépêche, Caleb aura encore mangé tous les gâteaux.


¨¨¨

Clara


               Laura dort. Ruth et le bébé aussi. Gidéon est loin, très loin. Je ne veux pas savoir où, à son club, chez lui dans le pavillon du parc, ou chez une fille. Il va falloir le revoir. Cette situation ne peut durer, j’ai utilisé tout le temps nécessaire pour l’éviter, j’ai prolongé les relevailles, je sais qu’il faisait en sorte de rencontrer les visiteuses en bas de l’escalier comme si de rien n’était, et c’est très bien ainsi : il est mon époux, nous sommes en Amérique, on nous regarde. Il reviendra donc, il est déjà revenu.



¨¨¨

Sarah



               Mon Dieu, quand j’ai vu mon petit, là, sans vie, et Dieu, Seigneur Dieu, il ne bougeait pas, mon Jeremiah, si beau, si fort, ça n’était pas croyable, tout se déchire, le ciel, la terre, pourquoi, pourquoi, ça n’est pas possible, il va se réveiller regardez-le, il est juste endormi, il dort seulement, vous allez voir, vous verrez, quand il aura fini de dormir il va rouvrir les yeux, il va sourire, et puis comme il aura faim après tout ce sommeil, son petit visage va se tordre de colère, il va se mettre à hurler, il est tellement fort, et comme il va boire, il va me dévorer le sein, vous allez voir, il est tellement beau, et puis c’est mon petit, mon petit à moi, je l’ai porté dans ma chair, vous ne savez pas ça vous, c’est moi qui l’ai porté, c’est moi qui l’ai fait, avec ma chair, il était si lourd, ça faisait mal aux reins, il fallait que je me redresse de toute ma hauteur, que je m’appuie des deux mains sur mes reins pour m’étirer, m’étirer, et soulager mon dos du poids de mon ventre, j’avais des tiraillements toute la journée jusque dans les jambes, et la nuit ça m’empêchait de me reposer, mais mon petit pendant ce temps bougeait, je le sentais remuer comme un diable, dans le lit je me tournais sur le côté et je mettais mon ventre dans le creux du dos d’Eli, pour que tu sentes ses coups de pied, mon Eli, et toi tu grognais, tu te retournais et tu nous serrais fort dans tes bras. Tu me manques Eli, je m’ennuie de toi, la nuit je me réveille et tu n’es pas là, je pleure, je ne voulais pas d’autre enfant, je ne voulais plus de ça, c’est pour ça que je suis partie, et à cause aussi de tout ce lait qui ne voulait pas tarir. Mais maintenant, comme cette nuit, le temps est si long sans toi, je ne peux pas dormir, j’ai besoin de toi, j’ai besoin de tes bras, de ta chaleur, de ton sommeil, de ta peau, tu me manques, je pleure et je sers des dents pour ne pas crier.

               Pourtant il fallait que je parte, il le fallait vite, j’allais devenir folle. Aujourd’hui je m’en rends compte. Je ne pouvais plus supporter Eli. Il n’était responsable de rien. C’est une mauvaise fièvre qui venait des marais qui a emporté mon Jeremiah. Je n’étais pas juste, ce n’était plus que des pleurs et des criailleries dans notre maison. Le Pasteur m’a trouvé cette place dans le Nord, il a convaincu le Maître de me laisser partir. Eli n’a rien dit. Il ne parlait plus. La Maîtresse non plus n’a rien dit, elle ne dit jamais rien, c’est le Maître qui parle et qui décide. Il a accepté ce que lui disait le Pasteur. Et maintenant je vois ici que le malheur est aussi chez les Blancs.


               C’est malheureux, ces petites jeunes dames si fraîches, si mignonnes, apprendre ces choses de la vie comme ça, si vilainement, j’espérais qu’il y avait des endroits où, au moins, on ne souffre pas de ces choses, comme dans nos campagnes à nègres, ils ont tellement l’air ces Blancs, je croyais que eux, et bien non, eux aussi. Peut-être que là-bas, dans le Sud, elles souffrent aussi les demoiselles et que je ne le sais pas, je n’ai pas pu le voir, je n’ai vu que la maison où je suis née. Là-bas la Maîtresse ne parle pas, jamais. Elle est pâle, morne, et la vieille Maîtresse non plus ne parlait pas aussi loin que remontent mes souvenirs et ceux de ma mère avant moi, et ceux de sa propre mère, il en a toujours été ainsi, la Maîtresse pâle et morne ne disait jamais rien. Et le Maître décidait toujours tout. Comment aurions-nous pu savoir, nous autres nègres ?

  ¨¨¨

Clara



               Quel orage, il va déraciner les arbres. Je ne pouvais pas dormir, mais maintenant avec un tel orage, c’est toute la maison qui va être réveillée. J’ai un peu peur, Gidéon, j’aurais moins peur si tu étais là. Quelle idiotie, c’est moi qui l’ai chassé ! Il ne reviendra pas, en tout cas pas dans ma chambre. Cet orage me fait un peu peur. Il me semble malgré tout que j’aurais moins peur s’il y avait un homme dans la maison.


¨¨¨

Sarah

               Qui me l’a enlevé ? Dieu ? Allons donc, non, les hommes, la méchanceté des hommes. Je ne sais comment, ni qui, mais il y a un sort. On était trop heureux, mon Eli et moi, quelqu'un nous l’a enlevé.

               Mais c’est ma chair, on m’a arraché ma chair.

               Ada pleure, encore. Depuis qu’elle est au monde cette enfant pleure, toutes les nuits, c’est épuisant, elle ne se calme que si je la mets au sein, alors je m’endors dans la berceuse, elle pendue à mon sein, ça la fait taire, jusqu’à ce que les chiens se mettent à aboyer parce que Monsieur rentre ivre, tellement ivre qu’il ne trouve plus le chemin du pavillon et qu’il affole complètement les chiens en essayant de les faire taire, ce qui les fait hurler encore plus fort. Si Monsieur n’avait pas l’air si perdu, désemparé, ça me ferait rire.



¨¨¨

Clara


              Délicieux, ce petit salon, délicieux. C’est ainsi que je l’ai trouvé dans cette grande maison. Tout m’avait paru très beau à mon arrivée, impressionnant et très beau, il y avait une patine sur les meubles que je n’avais vue qu’une fois chez un prince en Italie. Cela faisait penser qu’ils devaient être déjà très vieux lorsqu’on les avait envoyés d’Europe jusqu’ici. Bien sûr, chez nous aussi c’était très beau, mais il n’y avait pas cette rigueur, cette droiture que l’on suppose aux âmes rien qu’à la vue des sièges. Aussi j’ai tout de suite décidé que cette pièce m’appartiendrait. Parce que toute petite, elle a, en plus de la beauté du reste, la douceur de vivre. Dans cette toute petite pièce, il n’y a qu’un lit de repos et le piano. Lorsque je suis ici, personne ne vient jamais me déranger.

Cette nuit, avec cet orage, je suis mieux ici que dans ma chambre.



¨¨¨

La cuisinière

               Mademoiselle Ruth, revenez ici tout de suite ! Mademoiselle Ruth, tout de suite ! Ah non ! Je ne supporterai pas ça encore une fois ! Des gâteaux que j’ai spécialement fait pour Mademoiselle Laura ! Elle qui mange si peu, elle recommence à peine à y prendre goût, j’interdis que personne n’y touche avant elle, Mademoiselle Ruth vous êtes une voleuse ! Sarah, vous qui avez un peu d’influence sur elle, intervenez je vous en prie, je suis obligée de prévenir Mademoiselle, il faudra bien qu’elle apprenne à se tenir tranquille, oh je sais, elle n’a peur de rien, ni de Mademoiselle, ni de Madame, et Monsieur ne s’occupe plus de rien ici, c’est une diablesse, ce soir je ne ferai que du riz soufflé, elle déteste ça, elle sera bien attrapée.



¨¨¨

Clara


               Sarah, savez-vous ce qui se passe ? Ruth ? Encore. Elle m’échappe cette enfant. Elle a toujours l’air si tranquille, si facile, et c’est autre chose qui se passe, elle aura inventé une folie quelconque, ça n’est jamais grave, ça met en général de la terre partout, des plumes d’oiseaux, des feuilles, des morceaux de bois, et plus particulièrement ça salit ses vêtements. Elle ne parle qu’à vous, Sarah, vous parle-t-elle de nous ?



¨¨¨

Mademoiselle



               Ruth, vous êtes une enfant intelligente, pourquoi voler ces gâteaux ? Vous saviez que, de toutes façons, vous en mangeriez, pourquoi les voler avant ? Décidemment Ruth, vous n’êtes pas raisonnable, et pourtant vous savez si bien l’être quand vous le voulez, pourquoi ne le voulez-vous pas ? Ce serait si simple, si agréable pour tout le monde, vous ne vous feriez jamais plus gronder, mmm ? Soyez raisonnable, mon petit, je vais être obligée de vous punir, il le faut pour la cuisinière, elle ne comprendrait pas, et si vous croyez que ça m’amuse de vous punir, je n’ai pas autant d’imagination que vous, je ne sais plus quoi inventer.


               Il faudra que j’en parle à Madame. Dans quelques jours. Je verrai. C’est un fait, cette enfant est insupportable. Mais a-t-on vu un écureuil en cage ? Il y a quelque chose en elle que j’apprécie, je ne sais quoi, je ne le saisis pas, quelque chose qu’on ne m’a jamais appris, à moi.

Et puis Madame serait vraiment sévère, et cela je n’en ai pas envie.



¨¨¨

Clara


               C’est dans la Gazette, comme tous les ans : première réception de la saison chez Mrs et Mr Greenway, merveilleusement réussie, l’hôtesse, divinement belle dans une robe de Paris, a reçu ses invités autour d’un délicieux buffet, une parfaite réussite, la soirée réunit les personnalités les plus importantes de la ville, dont Mrs et Mr … Et voilà, c’est fait. Gidéon s’est comporté comme à l’accoutumée, en gentleman, rien ne paraissait, c’est le résultat d’une éducation parfaite, cette intelligence à ne rien laisser voir du désordre intérieur de l’animal. D’ailleurs, qu’aurait-il pu paraître ? S’est-il passé quelque chose ? Ruth est venue saluer l’assemblée, discrètement, mais c’est une parente, et du reste tout le monde sait que nous l’avons recueillie, et pourquoi, c’était convenable de la présenter comme un enfant de la maison. Caleb est assez grand maintenant pour participer à toute la réception. Il me semble que Sarah a fait en sorte que je ne puisse montrer Ada, je me demande pourquoi, je n’aurais pas dû me laisser faire, c’est moi la mère ; et puis ça n’est pas si grave, ils ont toutes les années à venir pour la découvrir, pour le moment ce n’est qu’un bébé.

C’est la première réception, depuis que Laura est jeune fille, à laquelle elle n’assiste pas.


¨¨¨

Ruth

               Il y a quelque chose que j’aime par-dessus tout, c’est le feu. J’adore voir les flammes dévorer comme des petites langues la matière, et tout disparaît inexorablement, je sais qu’on pourrait arrêter ça avec de l’eau, je trouve très laids les tas de cendre froide et mouillée, ça c’est vraiment très laid, alors que le feu c’est beau, c'est vivant, ça danse. Il parait que je ne devrais pas aimer ça, que ça me fait sûrement du mal de regarder le feu, ça ne fait rien, je me suis débrouillée pour regarder cachée dans les arbres le grand feu que le jardinier a fait avec le tapis de la chambre de Laura.

Je me rappelle très bien le grand feu de la plantation, je fais semblant de ne pas me rappeler parce qu’ils m’ennuieraient trop avec ça. Mais je me rappelle très bien. C’était très beau, jamais je n’avais vu plus belle chose, je savais que c’était ma maison, mais je n’arrivais pas à trouver ça terrible, on voyait tout très bien depuis la maison du Pasteur.



               Aujourd’hui il y a une lettre de Maman : comme d’habitude tout va bien, elle continue de se soigner, elle en a encore terriblement besoin, elle ne peut le faire qu’en France, elle me confie à Clara et se repose en tout sur elle pour mon bien-être, elle m’envoie des milliers de baisers, je suis chargée d’en distribuer quelques-uns au reste de la maison.

De toute façon, elle était déjà fatiguée avant la mort de Papa, elle allait déjà à Paris.



               Je sais qu’ils ont raison ceux qui disent que c’est mon Papa qui a mis le feu à la plantation pour mourir dedans.

¨¨¨

Clara



               Leah ne reviendra pas, j’en ai le pressentiment, sinon elle serait déjà là, sinon son mari n’aurait jamais fait ça.

C’est difficile d’imaginer qu’elle est la mère de Ruth, elles se ressemblent si peu. Aussi, quelle idée d’épouser un planteur, elle devait être amoureuse, ça ne dure pas.


               Moi aussi j’ai été amoureuse de Gidéon, merveilleusement me semblait-il. Quelle allure quand je l’ai vu monter les marches du palais. J’en ai été saisie, si grand, si fort, blond comme les blés, ces yeux verts, ah il avait tout pour me plaire : mûr, jeune, beau, le rire sensible, je n’aimais pas les jeunes gens qui me répugnaient ; pas lui, jamais, en tout cas pas à ce moment-là.



¨¨¨

Laura

               Caleb, où est Caleb, et Ruth, où sont-ils ? Il me semble que je ne les ai pas vus depuis très longtemps, je me sens seule, seule et abandonnée comme un vieux manteau, mais ça peut tenir chaud un vieux manteau…

               Est-ce que réellement personne n’est venu me voir ces derniers temps, ou est-ce moi qui n’ai pas vu le temps passer ? C’est comme un trou, il me semble n’avoir rien vécu pendant ces quelques jours, je me sentais pourtant convalescente,  que s’est-il passé ? Il me semble, je l’aurais vu ? Gidéon…


¨¨¨

Mademoiselle


               Ruth me fait penser à Sibylle, cette jeune sœur insouciante que j’avais et qui vivait sa vie comme une flamme, avec des couleurs de rose et de l’audace, l’audace que je n’aurai jamais.

Je n’ai pas de nouvelles. La dernière fois que quelqu'un m’en a parlé, elle faisait l’ascension de toutes les montagnes d’Autriche, son âge commençait à être respectable, j’étais si gênée de toutes ces excentricités que j’ai répondu sèchement : non je ne connais pas cette personne, cette demoiselle n’est pas de ma famille, nous avons un nom assez répandu. C’était, parait-il, dommage parce qu’elle recherchait quelqu'un de sa famille, justement. Je n’ose imaginer, espérer, que ça aurait pu être moi.


¨¨¨

Clara


               Mademoiselle, voulez-vous mon bras ? Je l’ai pris sans rien dire, j’essayais que mes yeux soient de braise, vraiment je n’avais pas besoin de cela, il y avait tant de soleil et j’étais si heureuse de me promener librement sur l’herbe verte, on avait quitté l’allée de cailloux blancs, Mademoiselle, me permettez-vous ? Et il posa ses lèvres à la racine de mes cheveux, le rouge me monta aux épaules, j’avais chaud, j’étais bien, il ne me serait pas venu à l’esprit de l’empêcher, il ne fit rien de plus, ni ce jour, ni les suivants.

Il demanda ma main à mon père. C’était un très bon parti, on la lui accorda. On quitta l’Italie.



¨¨¨

Laura


               Je ne saurai jamais si je l’ai vraiment vu, s’il m’a vraiment baisé le front où si j’ai rêvé, j’ai la sensation si forte qu’il m’ait touchée là, sur le front, et puis j’ouvre les yeux et je pense que c’est un rêve, pourtant l’autre nuit, il m'a bien semblé que c’était son manteau, juste dans l’entrebâillement de la porte qui se refermait, dans la lumière du couloir. Si c’était lui, pourquoi ne revient-il pas ? Et pourquoi en cachette, comme cela ? Ce n’est pas bien, il a bien le droit…

Peut-être ai-je seulement rêvé... Cela m’arrive parfois de rêver si fort qu’en m’éveillant je crois que ça s’est passé pour de vrai. Je sens la douceur de ses lèvres sur mon front.


               Clara pourrait me dire si c’était Gidéon... Je suis devenue folle.


¨¨¨

Clara



               Les fêtes du mariage ont été belles. Dans notre pays, lorsqu’on marie une jeune fille, les fêtes sont très belles. Ici, je trouve ces cérémonies faciles et un peu vulgaires.



               Laura ne nous a rejoints qu’au bateau.

               Les fêtes sont superbes chez nous, surtout au temps des grandes chaleurs, on y danse à l’ombre des arbres et les jardins sont éblouissants de grand soleil et de fleurs, il fait chaud, on chante, on rit, on ruisselle de sueur, la fête éclate avec retenue. Je devais avoir les joues rouges et brûlantes de joie, j’avais la plus belle robe qu’on avait vue depuis longtemps, des fleurs blanches sur mes cheveux noirs, et mon époux avait l’air content. A l’église j’ai pleuré, l’émotion, j’avais l’impression de sortir enfin d’une longue prison ; plus personne, plus jamais, ne pourrait m’y enfermer, j’avais le plus beau mari que j’eusse rêvé, il était gentil, doux et fort, et je pensais qu’il allait me sauver. De toute façon il était là, bel et bien là, nous étions mariés, une autre vie commençait, c’était moi qui allais en être la maîtresse, et ça personne ne pouvait plus me l’enlever. Je ne suis pas certaine que ma mère n’ait pas pensé exactement la même chose, au même instant que moi. Elle aussi était délivrée, délivrée de moi, du long souci qu’elle avait eu de moi. Elle qui sourit si rarement a eu toute la journée le même sourire de bonne grâce sur les lèvres, un peu contraint, la fatigue des préparatifs, la tristesse de voir partir sa fille ; mais moi, je l’ai vue à la sortie de l’église, la sourde satisfaction d’avoir mené sa tâche à bien, un instant j’ai eu le cœur ravagé, je lui aurais volontiers planté mes dents dans la joue. Monseigneur était à côté de moi, je l’ai embrassée joyeusement pour être aussi heureuse qu’elle.

Je fais tout ce que je peux comme effort pour me rappeler combien ce mariage fut heureux. Mais la pensée de Laura vient tout réduire en cendre. Pourtant, réellement, ce mariage fut heureux.


               Nous partîmes le soir-même en bateau pour l’Amérique. La gouvernante emmena Laura dans notre cabine, une petite servante devait nous suivre et s’occuper de l’enfant en même temps que de mon service dans une cabine voisine. Gidéon était accompagné d’Allistair, son majordome. Tout se passa merveilleusement. L’arrivée à New York m’impressionna beaucoup, mais je n’en laissai rien paraître. On était un peu étonné que je sois accompagnée d’une petite sœur qui était encore une toute petite enfant, mais on mit cela sur le compte de coutumes européennes. J’avais l’impression d’être ramenée comme un souvenir de peuplades anciennes et lointaines. Comme j’étais rompue à toutes les cachotteries du savoir-vivre, j’avais eu le temps d’apprendre dans mon pays que plus on est nouvellement riche, plus il est nécessaire de se montrer parfaitement poli. C’est cela la vraie richesse des parvenus. Personne ne put remarquer mes étonnements.

Je répondais exactement aux besoins de mon nouvel entourage. Il fallait à Gidéon une femme jeune, en parfaite santé. Il valait mieux qu’elle fût riche. Que je sois étrangère ne faisait qu’agrémenter les choses, du moment que je venais du vieux continent. J’ai été rapidement capable de conduire fermement la maison. Depuis la mort de sa mère, Gidéon avait laissé ces choses aller à vau-l’eau. Je congédiai tout de suite la gouvernante, je renvoyai la petite bonne italienne à ma famille, je gardai la cuisinière ce qui me mettait dans les bonnes grâces de l’ancien comme du nouveau personnel. Quelques temps plus tard, une amie de la famille me fit savoir que nous pouvions engager Mademoiselle pour s’occuper de la petite. J’en fus soulagée, d’autant plus que j’avais trouvé à mon arrivée un autre enfant, à peine moins âgé que Laura, le frère de Gidéon, Caleb. Je ne pouvais me défaire d’un certain agacement devant Caleb. Lorsque Gidéon m’en avait parlé, je l’avais cru dans un collège. Il n’en fut aucunement question.


               J’ai dû m’assoupir. Il fait nuit, personne n’est venu me déranger.

En fait, il est très tard. Je n’avais pas dormi comme cela depuis… Ada ! Il y a quelque un dans le couloir. Est-ce vous Lily ?… Qui est-ce ?  Pourquoi n’y a-t-il pas de lumière ?

Qui est-ce ?

Répondez !

C’est vous, Gidéon ? Que faites-vous ici ?

Il fait nuit, tout le monde dort, il ne faut pas les réveiller !

Que faites-vous ? Gidéon, que faites-vous ! Gidéon laissez-moi tranquille ! Que voulez-vous ? Il n’en est pas question ! Vous savez que tout est fini. Gidéon ! Lâchez-moi ! Et je vous en prie, non, je ne veux plus de vous, plus jamais !

Je vous en prie, laissez-moi, assez, lâchez-moi !

Vous me faites mal. Pas ici !

Non, je vous en prie, non, vous faites du bruit, vous allez réveiller tout le monde.
Laissez-moi, je t’en prie, lâche-moi.

Tu me fais tomber.

Gidéon, mon jupon…


               Sarah, allez me chercher le savon noir, il faut que je nettoie mon jupon, non je le frotterai moi-même ; comment, mes mains sont déjà gercées ? Et alors ? Je ne veux pas que vous y touchiez. Et je ne sache pas que le savon noir fasse autre chose que de bien nettoyer, il nettoiera mes mains et leurs gerçures, grand bien leur fasse. Il faut que je nettoie ce jupon, m’entendez- vous ?



               Comment faire ? Comment oublier ?

Dans ses bras j’oublie, au moins j’oublie tout, ça me fait oublier même que ce soit lui, du moment que c’est lui. Je n’ai plus à penser, ça me rend dure, jusqu’à ce que j’aie ce que je veux, ça me donne l’impression de vouloir et de faire que rien ne me résiste, jusqu’à l’apaisement.

               Je ne peux aller voir Laura en ce moment.

Elle est toujours cloîtrée dans sa chambre, seule Ruth peut l’en faire sortir. Elles restent toutes les deux assises dans l’herbe du parc, Laura met sa main sur les cheveux de Ruth et les caresse doucement, Ruth ne cesse de parler.

Je n’arriverai jamais à soutenir le regard de Laura.


               Une nuit encore. Cette nuit encore, je dors dans le petit salon bleu. Et cette nuit encore c’est la tempête, les arbres se battent entre eux, j’ai peur des ombres, des bruits, on dirait des coups de pieds, de croupe des chevaux dans les écuries. Il n’y a pas d’écurie ici. Quand je somnole, c’est ce bruit des sabots et des croupes qui me réveille.

Comme si j’étais dans l’écurie.

J’ai refait l’autre jour le cauchemar des corbeaux qui me mangent les yeux. Il parait que durant la naissance d’Ada je n’ai cessé de vouloir chasser des corbeaux. Je n’en ai aucun souvenir. Mais ça me donne un sentiment désagréable, une gêne, quelque chose dont je voudrais me débarrasser.



               Je n’ai pas aimé accoucher d’Ada. Vraiment je n’ai pas aimé cela. Au-delà de la souffrance. Bien sûr, j’ai souffert. Mais ce n’était pas cela. Seulement je n’ai pas aimé accoucher d’elle.

On l’a emportée très vite, j’aurais voulu la voir mieux, mais j’étais si soulagée qu’on me l’enlève. Au moins je n’avais plus à la porter.

               J’ai la gorge serrée et les paupières lourdes. Le bas-ventre me pèse. Je ressens toujours cette écœurante tristesse. J’ai cru, pendant toutes ces années où j’espérais un bébé, que c’était à cause de cela. Mais maintenant le bébé est là, et j’ai toujours ce trouble au creux du mois qui m’oblige à garder la chambre et à refuser les visites.

Je commence à aller mieux lorsque je saigne enfin, au moins je sais pourquoi je souffre, c’est le sang enfin arrivé qui me fait souffrir, mais avant il y a l’attente, j’attends ce sang qui ne vient pas, j’ai la tête qui tourne, la bouche sèche et amère, un voile sur les yeux, le cœur oppressé, je ne suis pas non plus vraiment malade.

               C’était les sœurs qui m’apportaient mes linges. Elles avaient l’air sournois, elles me surveillaient, qu’aurait-il pu m’arriver, mon Dieu, dans ce cloître, au milieu des montagnes ? Des années elles m’ont surveillé. Il ne m’est rien arrivé. Puis une voiture est venue me chercher, j’ai pu m’habiller de neuf, quitter la robe grise des couventines, et je suis rentrée à la maison. Pendant des jours je n’ai vu personne, sauf la cuisinière ; je descendais à l’office une fois dans la journée pour manger. Enfin ma mère m’a fait appeler. C’était le début du printemps, des parfums de rose arrivaient jusqu’à sa chambre. Elle me déclara que désormais tout redevenait comme avant, j’étais priée de vivre comme les jeunes filles du monde dans lequel je devais revenir. Certes, elle savait, elle n’oublierait pas, mais il fallait revivre, la position de la famille l’ordonnait, quels que soient mes sentiments dont elle ne voulait rien savoir. Elle était très fière, belle et droite dans sa robe noire. J’aurais à affronter la famille, mon père, sous son regard à elle, elle me le fit bien savoir. Qu’il ne soit plus question de rien, jamais, pas une allusion, pas un battement de cil, ma jeune sœur  Laura était chez une nourrice à la campagne. Ici, il n’y avait plus de place pour un tout petit enfant. Elle précisa que, pour le monde, elle avait été absente tous ces derniers mois, l’enfant était né pendant son séjour à la montagne, elle avait dû y séjourner longuement pour sa propre santé, tout le monde comprenait qu’une naissance aussi tardive puisse avoir été éprouvante. Elle me donna congé, j’inclinai la tête sans rien dire, transie, je montai tout de suite me coucher. J’ai pleuré jusqu’au lendemain. Je crois que je n’ai pleuré par la suite que le jour de mon mariage.


               Le lendemain, j’avais repris ma place à la table du déjeuner. Rien n’avait changé. Père siégeait en haut de la table, Mère en face de lui, mes frères de chaque côté, et moi entre Mère et la gouvernante. Et cet homme, les yeux baissés, dont je n’ai rien oublié, ses yeux qui ne se posaient plus sur moi. Je suis redevenue une jeune fille. Après quelques jours, les garçons avaient oublié mon absence.

Les arbres craquent dans le parc, la tempête forcit, il risque d’y avoir des bateaux perdus en mer. Les branches des arbres se battent, on dirait de grands fantômes devant les fenêtres qui essaient de me faire peur, je ne peux plus avoir peur, de rien. Gidéon doit dormir dans la bibliothèque, à moins que qu’il ne soit retourné dans le pavillon. Je m’en moque, il me dégoûte. Tout est comme avant, et rien ne sera plus jamais pareil. Je ne m’aime pas beaucoup moi-même.

               Oh ! Ce bruit ! Ce bruit, ça cogne, ce sont les chevaux, les chevaux qui font tout ce bruit, toujours ils cognent, et ça me réveille, tout ce bruit des chevaux dans leur stalle, ils tapent leur croupe dans les stalles, et moi ça me fait cogner des poings sur le bois, je tape, je tape très fort de tous mes poings sur le bois, je me débats, pourquoi est-ce que je me débats dit cet homme, pourquoi me débattre, il ne me veut pas de mal, il m’aime, comme il m’aime, il ne va pas me faire de mal, il me le jure, est-ce que je ne sens pas comme il m’aime, il me désire, oh comme il me désire fort, je ne sais plus, bien sûr que je l’aime, pourquoi ne l’aimerais-je plus me demande cet homme, alors laisse-moi faire me dit-il, laisse-moi, tu verras comme c’est bon, ça ne peut pas te faire de mal, mon petit, mon tout petit, oh que tu es bonne !…

J’ai hurlé, j’ai hurlé à m’en déchirer l’âme, il n’a rien entendu, il me couvrait de baisers et remuait comme les chevaux, j’avais mal, mon Dieu j’avais mal, mais il m’aimait, il me l’avait tant dit, pourquoi me fait-il ça, ça fait mal, ce n’est pas vrai que ce soit bon, ça fait mal, je tape des deux poings dans le bois de la stalle vide, la paille sent le cheval, elle pique les cuisses, je déchire le bois avec mes ongles, j’ai sur les joues, le cou, jusque sur la poitrine, la peau couverte de larmes, je pleure, je pleure tant dans ses bas, je le prends par le cou, je m’accroche à son cou, je t’ai fait mal, mon petit, mon tout petit, il m’essuie les cuisses avec mon jupon, je ne te ferai plus jamais mal, je te le promets, ça fait toujours mal d’abord, tu ne le savais pas ? Je te jure que maintenant je ne te ferai plus jamais mal, c’est fini, je t’aime, tu sais, pourquoi pleures-tu, c’est fini, oh mon Dieu, sers-moi dans tes bras, sers-moi fort surtout ne me laisse pas toute seule, s'il te plait, ne me laisse pas toute seule.

Ne m’abandonne pas, tout ce que tu voudras, mais ne m’abandonne pas, ce soir, ici, tous les soirs si tu veux, tout ce que tu veux, mais ne m’abandonne pas, je t’en supplie.


               Comment lui dire que ce n’était pas la douleur qui m’avait fait aussi mal. Mais que j’étais perdue, au bord d’un monde inconnu, terrifiant, pour lequel je n’étais pas faite.

Je ne cesserai jamais de l’aimer. Si je ne l’aimais plus, peut-être que j’en mourrais. Il n’y a pas de vie sans lui.


              A table, je baisse les yeux, son regard est si fort lorsqu’il me demande un plat, ses yeux suivent mon corps lorsque je me lève, personne ne se rend compte, sauf ma mère, peut-être, son silence est si lourd. C’est tout.


               Après ce sont les corbeaux. Les corbeaux noirs qui ont tout dévoré, le temps, ma jeunesse, et ma vie. Tous les corbeaux du monde se sont penchés sur moi. D’abord un, puis deux, puis tous, ils ont envahi ma vie jusqu’à ce qu’elle n'existe plus. Une matrone est entrée dans ma chambre, ma mère avait envoyé tout le monde à la messe et m’avait ordonné de garder le lit. La femme est entrée, elle était grosse et sans âge, moustachue, ses mains étaient douces et froides, elle avait un regard triste, on la disait sorcière, elle avait dû entrer en cachette dans la propriété, j’ai senti ses mains sales sur mon ventre, je me suis sentie écartelée comme une viande, elle ne m’a pas fait mal, ses mains étaient douces, répugnantes, je sais qu’elle ne me voulait aucun mal, mais ses mains grasses sur mon ventre blanc… J’ai vomi. Et ses doigts froids, comme des pinces…


               La voiture m’amena au couvent, j’étais malade, il me fallait des mois de repos à la montagne. Il y avait eu auparavant un grand silence glacé dans la maison, les garçons ne riaient plus, ils se regardaient entre eux dès que j’apparaissais.


Au couvent les sœurs m’ont habillée de gris. Je n’eus pas le droit de sortir de ma cellule où on m’apportait mon repas, et ceci jusqu’au bout. Ce que je me rappelle des douleurs est étouffé par la présence lourde et sombre des sœurs, des sœurs partout, tout le temps, à m’épier, sans un mot. On appela le médecin du village, je ne me souviens de rien d’autre que de mes cris et de la voix sèche de la Supérieure qui assistait le médecin et m’ordonnait de me taire, mais je souffrais tant qu’il me semblait que de crier plus fort que la souffrance m’épuiserait. Il y avait aussi toutes les sanies du corps, le froid de la table, l’éclair sur la branche des lunettes du médecin.


               Je n’ai pas vu l’enfant, on ne me le permit pas.


               Des siècles sous le regard des sœurs, comme des corbeaux, partout. Je pus sortir une heure par jour, mais j’étais condamnée à ne rien faire, il n’y avait que les filles de pauvres qui avaient le droit de travailler au couvent. Je n’eus aucune nouvelle de l’enfant.

Je suis peut-être devenue folle.


¨¨¨

Mademoiselle


               Le meilleur moment de la journée, lorsque après avoir délacé mon corset je sens mes côtes s’élargir et respirer, alors je gratte furieusement pendant une minutes les marques rouges laissées par les baleines sur la peau à travers le coton de ma chemise. J’ai très peu dormi la nuit passée, je me suis tournée et retournée dans mon lit, énervée. Madame a fait des cauchemars, je l’ai entendue crier. Je la revois, toute jeune, lorsque je suis arrivée dans cette maison sur la recommandation de Mrs Eastwood ; j’avais mené à bien l’éducation de ses enfants, elle eut la délicatesse de parler de moi ici. Madame était charmante, un peu désorientée. Je suis venue m’occuper de Laura, elle avait cinq ans à peine, et bien qu’on ne m’ait rien demandé à ce propos, je me suis également occupée de Caleb. Un véritable sauvageon. Je me demande comment était tenue cette maison avant l’arrivée de Madame.


               S’il n’était arrivé toutes ces choses, nous devions fêter les seize printemps de Laura en même temps que la trentaine de Madame, le mois dernier.




¨¨¨

Mademoiselle


               Si j’avais un seul espoir de retrouver Sibylle, peut-être… Je n’ai personne au monde. A peine le souvenir passé de l’amour d’un Lord. Je me sens lasse et triste. Qu’ai-je fait jusqu’ici, traversé la vie… Comme une « princesse » égarée dans une cour de ferme ! J’étais idiote. Je n’ai rien vu du monde. J’ai traversé le monde sans le voir, trop occupée à mes jupons, à la poussière de l’air des rues sur mes mains qui gâtait mes gants. Même le Lord, c’était pour ne pas mourir vierge que je me suis laissée aimer. Je suis restée toute ma vie aussi grise que les tabliers que nous avions à la pension, ces tabliers que Sibylle ne craignait pas de salir, elle. Et toute ma vie me parait grise, mais grise, par pure bêtise. Je n’ai rien vu , rien vu de Bagdad, j’y ai vécu six années, à instruire d’affreux marmots chez de vilains coloniaux, bêtes eux-mêmes à n’y pas croire, suffisants, et je n’ai rien vu de Bagdad, je n’avais pas le temps entre chapeau, gants et voilette, prête, tête droite, nous sommes à l’étranger, aux colonies, sachons garder notre rang, dans la chaleur, la poussière de la rue, coûte que coûte, que cet indigène est beau, c’est un indigène, tu es folle ma fille, on ne regarde pas un indigène ainsi, un homme non plus d’ailleurs, nous ne pouvons plus prétendre à aucune alliance, déclassée ou non, nous sommes devenus pauvres, notre famille est pauvre, et moi institutrice, la belle affaire, et je suis passée dans l’Orient poudreux sans voir que la poussière était d’or. Je me suis toute ma vie consacrée au culte d’une fortune éteinte, à la dignité d’un rang que j’avais perdu, sans déroger, surtout sans déroger ! Quelle idiotie ! Et maintenant ? Et bien je m’ennuie. Je m’ennuie à mourir, ma vie n’est rien, rien, vide, et je rage ! Si je l’avais encore, je la déchirerais cette jupe tourterelle qui était tant à la mode, droite, digne, effacée, mais distinguée, oui, tellement distinguée pour une institutrice que cela me faisait remarquer, justement. Elle n’était pas « tourterelle », elle était grise ! Simplement grise ! Ruth ! Que faites-vous ici ? N’auriez-vous pas pu frapper ? Que voulez-vous que ça me fasse que nous soyons dans la bibliothèque ? Même dans la bibliothèque vous devez frapper avant d’entrer… Si je pleure ? Où avez-vous vu cela follette, mais non voyons, je ne pleure pas, qu’allez-vous chercher !

Mon Dieu oui, mon petit, je pleure, je suppose que la tempête de cette nuit m’a détraqué les nerfs. Savez-vous que vous me faites penser à Sibylle… Qui est Sibylle ? Oh, une folle comme vous qui salissait beaucoup ses tabliers et ne frappait jamais aux portes avant d’entrer. Ma petite sœur…


               J’étouffe ici, je vais étouffer, ne rien pouvoir dire à personne, personne à qui dire que j’aime, moi aussi, la vie, le rire, les fleurs, je me sens sèche comme la tige d’un vieux chardon, je mourrai confite, confite dans l’amertume. Je devrais voir le médecin, je suis exagérément nerveuse, je vieillis, je vieillis et ça me rend folle, qui l’aurait cru , faut-il vraiment que je continue à avoir l’air aussi sage ?

Voyons, il faut s’occuper de Ruth, et ensuite il y aura Ada, on a encore besoin de moi.


Je suis découragée, la fatigue, et toutes ces choses que je ne comprends pas, Laura, la petite Laura, et Madame, comment comprendre…


               Il est terrible ce moment où tout bascule. Avant je n’avais à m’occuper de rien, j’étais là pour faire de ces enfants des adultes. Ma vie était toute tracée, droite, d’une famille à l’autre, j’étais institutrice ou gouvernante selon le pays, les fortunes, je ne m’occupais de rien, sinon que mes habits soient impeccables, les enfants toujours à l’heure, les parents contents, je ne m’abaissais pas pour autant à ce qu’ils soient reconnaissants, je séchais des fleurs pour mon herbier, j’ai certainement un des plus beaux herbiers du monde, extrêmement complet. Qu’est-ce qui a fait ainsi tout basculer, je suis devenue vulnérable, d’un coup, je vais jusqu’à pleurer, je n’aime pas voir les oiseaux tomber du nid, les roses m’émeuvent autrement, précisément lorsque le pétale commence à mollir, j’ai envie de consoler Caleb lorsqu’il n’a pu voir Laura, lui expliquer comme les jeunes filles sont compliquées, qu’on peut être une jeune fille en même temps qu’une femme, et rester pendant tout ce temps un tout petit enfant perdu, j’aimerais pouvoir lui dire à quel point il faudra être patient avec cette jeune fille-là s’il veut la rejoindre, comme il devra être soumis, attendre qu’elle refleurisse notre douce petite fille, notre rose, si cela est jamais possible, c’est aussi cela devenir un homme. Mais je me sens bien incapable de quoique ce soit, incapable de rien pouvoir dire, j’ai tellement ignoré ces choses. Maintenant je suis vieille, je me dis que je n’ai plus de temps à perdre, moi je suis passée à côté de tout, le nez dans mon herbier, je me suis égarée dans des sentiers où je n’ai voulu voir personne. Maintenant tout m’est sensible, les humeurs de Madame, le péché pardonné de Laura quoique Dieu fasse, les bobos de Ruth, ses moineaux qu’il faut sauver à tout prix, les vagissements d’Ada que je n’ai jamais osé prendre dans mes bras, je n’ai jamais touché un bébé, jamais, j’ai honte.


¨¨¨

Ruth




               Pouah ! J’ai vu le jardinier et Lily s’embrasser, il lui a mis la langue dans la bouche, c’est dégoûtant, je ne laisserai jamais personne me faire ça!

Quand j’ai dit à Sarah ce qu’avaient fait Lily et le jardinier, elle a ri.


               Et elle vous envoie à tous ses baisers… Moi, je ne pense pas qu’elle va guérir, je crois qu’elle va rester à Paris. Et toi, qu’en penses-tu ? Tu ne réponds jamais, tu pourrais me répondre quelques fois. Ça te plait qu’on soit là, toutes les deux ? Tu sais, j’ai choisi cet endroit exprès, l’herbe est très épaisse ici et il y a toujours assez de soleil pour qu’on puisse s’asseoir sans avoir froid aux fesses. Tu aimes les chênes ? C’est le plus beau du parc, j’ai mis du temps avant de le trouver. Je suis contente que tu viennes dehors avec moi, j’aime bien jouer toute seule dehors, mais je suis contente aussi que tu sois là, ça va sûrement te faire du bien, et le docteur aussi sera content de savoir que tu sors un peu.

Il fait doux cet après-midi, très doux, on est bien. Ça commence sérieusement à sentir l’herbe, c’est agréable. Chez nous c’est différent, il fait très chaud dès le printemps, il ne faut pas croire qu’il n’y a pas d’hiver, mais il n’y a pas de neige comme ici, c’est joli la neige, c’est dommage qu’il n’y ait eu personne cet hiver pour jouer avec moi. Tu connais le Sud ? C’est comment l’Europe ? Tu ne te souviens pas ? J’aimerais bien y aller. Mademoiselle me parle souvent de Paris, elle y est née, je sais bien que ça a dû changer, ça ne fait rien, j’imagine Maman là-bas. Tu sais, ma mère je ne la voyais pas très souvent, elle partait toujours se reposer dans sa famille, chez une cousine ou chez Grand-Mère, Papa et moi on restait tout seul. On s’entendait bien. Quand Maman était là, Papa s’habillait pour le dîner, sinon il nous arrivait même d’aller manger dans la cuisine, tu te rends compte ? Si Maman avait su ça ! Et puis aussi je montais souvent à cheval, je suivais mon père. Il ne parlait pas beaucoup, et Maman, elle, n’avait jamais rien à lui dire, elle répétait tout le temps, que voulez-vous mon ami, je n’ai rien à vous dire ! Alors Papa se renfrognait et il partait faire un tour à cheval. Elle est très belle ma Maman. Mon père, lui, était très grand et très maigre, tout sec. La première fois où Maman est partie à Paris, j’étais chez Grand-Mère, je n’aime pas y aller, c’est dans une ville, il y a tout le temps des visites, je dois tous les jours porter une belle robe, celle du Dimanche, et je n’ai pas le droit de jouer dans le jardin. Quand je suis revenue à la plantation, Maman était partie, Papa me l’a dit le soir à table. Ça duré longtemps, et puis un jour elle est revenue, Papa a fait la tête quelques jours, tu sais quelqu'un qui ne le connaissait pas ne savait pas qu’il faisait la tête, moi si. Tout a repris comme avant. Et puis Maman est repartie plusieurs mois plus tard. Cette fois, elle était d’abord allée chez Grand-Mère, et c’est Grand-Mère qui est venue à la plantation nous dire qu’elle était à Paris. Elle disait que c’était pour se faire soigner les nerfs et Grand-Mère voulait me ramener chez elle, Papa a dit que ma place était à la plantation, dans sa maison, auprès de lui, et qu’il s’occupait très bien de moi, j’étais assise sur le tabouret du piano et Grand-Mère était en face de moi, j’avais peur qu’elle réussisse à convaincre Papa, mais je suis restée à la plantation. De ce jour-là, Papa m’a souvent laissée chez le Pasteur, il partait des journées entières. Chez le Pasteur, je pouvais jouer avec d’autres enfants. A la plantation j’étais seule avec ma nourrice. Il n’y avait plus d’autre domestique. Je n’allais pas à l’école. C’était le grand sujet de dispute entre Grand-Mère et mon père. Grand-Mère aurait voulu que j’aie une institutrice, ou une gouvernante, ou que j’aille au collège, Papa n’a jamais voulu, il n’aimait pas les gouvernantes, ne voulait pas entendre parler d’institutrice, et disait que les collèges n’étaient pas faits pour les enfants, ça se passait toujours pendant les grands repas de famille, chez Grand-Mère, Grand-Mère criait, Papa n’élevait jamais la voix, mais c’était pire encore tellement son ton était sec, Maman ne disait jamais rien, quand elle en avait assez elle se levait de table, elle en profitait pour aller s’étendre sur le sofa dans le salon, ça lui avait donné la migraine de les entendre se disputer, et Grand-Mère se mettait à crier : vous allez la rendre folle. Tu sais, je n’en ai jamais parlé à personne de tout ça, avec toi ce n’est pas pareil, tu m’écoutes, les autres ils n’écoutent pas, ils pensent que quand un enfant parle ce n’est pas sérieux, juste des histoires de gosse, alors je ne leur dis jamais rien. J’aimerais bien que Clara écoute aussi, un peu, mais je crois qu’elle a trop de choses à penser, elle est gentille, et elle est belle, pas autant que ma mère, mais elle est belle aussi, tu crois qu’elle pourra s’occuper de moi ? Il va falloir m’acheter des habits, tout est devenu trop court cet hiver, tu crois qu’elle aura le temps de s’en occuper ?


               C’est joli la natte que tu viens de me faire. C’est mieux une natte derrière la tête plutôt que deux de chaque côté. Je pourrai la rouler en chignon ?


               Laura, est-ce que je suis un peu jolie ?


¨¨¨

Clara

               La première nuit avec Gidéon. C’était sur le bateau et j’entendais les pleurs de Laura de l’autre côté de la cloison, dans la cabine où la petite bonne essayait de l’endormir. Gédéon été très doux avec moi, je n’ai rien senti, absolument rien, je regardais le plafond, oh pas par détachement, mais je ne sentais rien, même pas qu’il était en moi, Gidéon était dans mes bras, et moi, j’étais tout à fait bien, je caressais ses cheveux, il m’embrassait doucement dans le cou, oui j’étais bien, j’ai eu un petit peu peur, juste avant, mais quand il eut pénétré en moi, rien, vraiment rien, comme c’était étrange, j’avais tout Gidéon dans mes bras, j’en étais contente, mais cette partie de lui qui était en moi, je ne la sentais pas, effacée, encore maintenant je me demande… Il bougeait doucement pour ne pas me faire mal, je le serrais fort dans mes bras, je crois que j’avais envie de le remercier d’être là, avec moi, de m’avoir acceptée comme épouse, en même temps je me sentais vieille, et lui si jeune, je le berçais.


               Beaucoup plus tard, j’eus du plaisir à ses étreintes, j’y découvrais quelque chose que je retrouvais, que je connaissais tout en le découvrant. Ca me faisait plaisir, et j’ai aimé cela.


               Je ne veux pas savoir s’il y eut un temps où j’ai passionnément aimé. 

               J’avais tant confiance en lui, et il m’a fait cela. Peut-être me suis-je donnée la comédie, peut-être Gidéon n’a jamais été celui que je croyais, que je voyais, peut-être que dans mon rêve je n’ai pas su voir comment était réellement Gidéon, un homme comme les autres, lâche et fourbe. J’ai la désagréable impression d’avoir vécu toutes ces années abusée par un diamant brillant et glacé, cette rigueur que je prisais tant, que je croyais être le fruit d’une éducation ancienne, aristocratique, tout cela était faux ? Encore plus désagréable est la sensation fugace que c’est moi qui ai tout voulu ainsi, moi qui ai voulu que cette maison soit le lieu de la grâce, moi qui ai rêvé que la mère de Gidéon avait été la perfection-même, née de gens aussi parfaits qu’elle, dignes et nobles, moi qui ai voulu ce glaçage de la chair, comme le décoration nappée d’un gâteau, le gâteau m’écoeure, je ne veux plus jouer cette comédie-là, ma Laura a failli en mourir et je n’ai rien vu, comme on est bête toute occupée de soi-même, le monde peut s’écrouler autour de vous de tous les spasmes de la passion, il n’y a que votre propre rêve qui compte, qu’il ne vacille pas dérangé par les étranges enlacements des autres.



¨¨¨

Ruth


               Laura, sais-tu que j’ai vu pleurer Mademoiselle l’autre jour ? C’est un secret, je ne veux pas que tu le dises, à personne, on risquerait de la renvoyer, et ça je ne le veux pas. Vois-tu, Mademoiselle est très gentille avec moi, et elle ne sait pas que je m’en rends compte, si elle savait elle serait très gênée, ce n’est sûrement pas permis dans son travail, elle serait sûrement très gênée.

Tu comprends, c’est difficile de lui dire que je voudrais qu’elle reste jusqu’à ce que je sois grande. Et même après…

Elle est vieille maintenant, elle ne pourrait plus aller dans une autre maison avec de jeunes enfants. Elle serait offensée si je pensais cela, n’est-ce pas ?


¨¨¨

Laura


               Ruth parle, Ruth joue, Ruth rit, pleure, pense tout haut, je suis bien près d’elle, elle ne me demande rien, que je sois près d’elle et que je l’écoute, c’est facile, rien de ce qu’elle dit n’est ennuyeux. Ruth est seule, aussi seule que je l’ai été. Clara ne s’occupe pas d’elle, la maison à diriger, le monde à recevoir. J’ai été seule ainsi, Caleb et moi étions seuls, nous ne jouions pas ensemble, il était trop sauvage, moi aussi sans doute, Mademoiselle était si distante, c’est vrai ce que dit Ruth, elle a changé, elle devient vieille. Ruth est jolie, je n’ai pas connu ses parents, ce qu’elle m’en dit est bien triste, mon soulier est délacé, il fait bon ici, nous sommes seules, là-bas dans l’allée, de l’autre côté de la pelouse, la tache blanche du landau d’Ada avance vers nous, Sarah rentre de promenade.


¨¨¨

Mademoiselle


                Qu’est-ce que cette histoire ? Qu’est-ce que cette maison ? Le monde y est fou ? A-t-on vu ailleurs des choses pareilles ? Non, non, c’est moi qui devient folle, c’est beaucoup trop compliqué pour moi ! Nous étions une famille éprouvée par le malheur, certes la vie ne m’a pas épargnée, la placidité de l’âme ne fait pas le bonheur, j’ai vu bien des enfants malheureux que dans ma sottise je trouvais ennuyeux ou insolents, mais là, là, je baisse les bras ! Tout a commencé ainsi : Laura me demande (à moi !) de lui parler d’Ada, je réponds que c’est un mignon bébé comme le Seigneur sait nous en envoyer, elle est rose et potelée, souriante, aimable et gentille, je radote à propos de l’enfant, et Laura tout à trac me demande quand Clara va se décider enfin à l’envoyer ailleurs, je réponds, voyons mon enfant nous avons ici tout ce qu’il faut pour Ada, la nourrice, la nursery, tout, où serait-elle mieux ailleurs ? Laura devient alors très pâle, j’aurais dû me méfier, avec insistance elle reprit, enfin on ne garde pas les petits enfants à la maison, on les envoie à la campagne, il y a des endroits pour ça, lesquels ai-je demandé, les fermes par exemple me répond-elle, les fermes ? Oui, c’est dans une ferme que j’ai été élevée. Mademoiselle Laura, il devait y avoir une raison particulière à cela, non dit-elle, seulement chez nous on ne garde pas les tout petits enfants dans les maisons, on les envoie dans les fermes, c’est ainsi que cela se passe chez nous. Peut-être votre maman n’a-t-elle pas pu s’occuper de vous pour des raisons de santé ? Peut-être est-ce pour votre propre santé que l’on vous a envoyée à la campagne ? Non aucunement, on fait élever les enfants dans les fermes, c’est ainsi que ma mère a fait, c’est ainsi que Clara doit faire, et sa lèvre devenait blanche, ses narines se pinçaient, elle me regardait méchamment, oui méchamment, il n’y a pas d’autre mot pour qualifier son regard, j’ai bien senti très vite que quelque chose m’échappait, l’air devenait électrique autour d’elle, ses beaux cheveux frisés s’échappaient de son chignon comme si le vent soufflait autour de sa tête, et elle tomba raide évanouie en criant, cela doit être ainsi, il faut que cela soit ainsi !

Affolée, j’ai immédiatement appelé Madame et Sarah. Pendant que Sarah soignait notre Laura, j’ai relaté la chose à Madame qui me dit en effet que Laura fut confiée dès sa naissance à une paysanne de toute confiance, parce que Madame sa mère ayant procréé cette enfant très tardivement avait quelques réticences à son égard, et ne voulait pas montrer en société ce qu’elle considérait comme une faiblesse à son âge. Clara elle-même ne vit la petite pour la première fois que le soir de ses noces, à l’embarquement sur le bateau, sa mère la lui confiait s’estimant trop âgée pour la reprendre auprès d’elle, jugeant néanmoins qu’il était bon qu’elle revienne au sein de la famille. Cela ne fait rien, il ne me semble pas avoir saisi toutes les raisons qui ont fait agir ainsi envers l’enfant.

Madame paraissait gênée tout en parlant, je n’insistai pas, mais enfin croyez-vous que tout ceci soit raisonnable ?


               Je sais, et je devrais me souvenir, il n’est pas souhaitable de parler d’enfant devant Laura. Mais que pouvais-je faire, c’est elle qui me l’a demandé.



               Ces gens me touchent, ils touchent en moi des regrets intimes et profonds, mais vraiment je les trouve impossibles, peut-être était-ce ainsi dans les autres maisons et je n’ai rien vu, peut-être ailleurs vit-on plus simplement, avec moins de drame, ici tout semble toucher au tragique, et tout est tragique, il y a de l’ombre, on s’aperçoit à vivre dans cette maison que l’on ne connaît rien des gens, qu’ils sont secrets, cachés, que nous n’en voyons que quelques reflets sous l’apparente clarté, ce dont ils veulent bien nous éclairer.



               Voyez Madame comme elle agit avec Ada, une fois elle l’embrasse avec émotion et emportement, une heure plus tard elle est indifférente à souhait, le lendemain elle hurlera qu’en aucune façon elle ne veut voir cette enfant pour aller l’embrasser furieusement l’instant suivant.


               L’autre jour, j’ai moi-même pris Ada dans mes bras, elle m’a souri, elle a serré mon doigt dans sa toute petite main, elle avait un parfum tout à fait particulier, tendre et aigrelet, c’est étonnant si on y prête attention.

Finalement, ce qui est aussi surprenant, c’est la délicatesse de cette femme noire, de moi-même je ne lui aurais jamais fait confiance, nous n’avons pas en Europe l’habitude de la proximité de ces gens, de là à leur confier nos enfants… Il me semblait, il me semble encore, que si Dieu nous a voulu différents il doit y avoir une raison, mais voilà je ne sais plus laquelle, j’ai vu de mes yeux que cette femme aime Ada comme une mère sait aimer, et elle n’est pas sa mère.



¨¨¨

Laura

                Mademoiselle est partie, enfin, sa sollicitude me pèse. J’aime être seule, ne peuvent-ils le comprendre ? L’autre jour, j’ai entendu chez Clara une vieille perruche qui parlait des tourments de la jeunesse, Clara a souri, elle a redressé sa coiffure de la main en penchant la tête, la grosse dame a pris cela pour un acquiescement, mais j’ai vu les yeux de Clara à cet instant, ils avaient envie de déchirer.


               Je vais mieux, beaucoup mieux, je me joins à certains thés que donne Clara. Je garde secrets de petits moments pour accompagner Ruth dans le parc, j’en ai besoin, je ne reçois plus Caleb dans ma chambre.

Il arrive que je rencontre Gidéon dans un couloir. Il me dit aimablement bonjour, avec une certaine raideur, nos habits se frôlent, j’ai les mains glacées, je regarde ailleurs, je vois qu’il ne comprend pas, moi non plus, que fait-on là ? Je n’y peux rien. Ça me glace.


               J’ai changé de coiffure, je tourne mes cheveux autrement au-dessus de ma tête, ça me fait une ombre mousseuse autour du visage et ça souligne le cerne violet sous mes paupières.


               Eh bien oui, j’aime, je l’aime, j’ai envie de le hurler sur les toits, je l’aime, c’est mal, qu’en sais-je je l’ai toujours aimé, qu’est-ce que ça peut faire qu’à un moment ou à un autre il m’ait aimée différemment, pourquoi ses mains ne seraient-elles pas venues sur moi, elles y avaient toujours été, bien sûr jamais avant elles ne m’avaient fait de telles caresses, mais comme j’ai aimé tout ce qu’il m’a fait, les ai-je embrassées ces mains de m’avoir fait tout cela, et pourquoi pas ? Je riais de bonheur en tirant les rideaux du pavillon.


               Est-ce que je l’aime encore ? Ai-je oublié ? J’ai froid, seulement froid. Clara est venue, s’est assise sur mon lit, m’a regardée et m’a dit que cela ne devait pas être, n’aurait jamais dû être. J’aurais à me marier plus tard, je devais me garder pour cet homme, mon mari. Elle oubliait tout. Menteuse, ta lèvre, j’ai vu ta lèvre frémir. Elle souhaitait que je me rétablisse, complètement, très vite.

               J’aurais bien cassé la tête de la négresse l’autre jour, ne voilà-t-il pas qu’elle va apprendre à Mademoiselle à faire des risettes au bébé. La pauvre vieille, elle ne sait pas à quel point elle est ridicule. Elle dégouline de ridicule, elle voudrait minauder, et elle grimace.

Ruth, je me sens méchante, inutile, je voudrais qu’on me lave la peau, j’ai l’impression que si on me lavait la peau une couche d’écailles mortes partirait et je pourrais respirer, reste encore un peu, il a bien le temps ton moineau, tu viendras m’aider à me laver demain ?

               Ah non ! Pas Sarah ! Ruth ! Je n’ai pas besoin d’elle, tu suffis à m’aider. Sarah, sortez, Ruth, au lieu de rire comme une idiote dis-lui de partir, tu m’éclabousses, peste ! L’eau est trop chaude, je vais me brûler, vous n’êtes pas obligées de me frotter à la pierre ponce, pourquoi avez-vous mis toutes ces herbes dans l’eau, ça fait dégoûtant, Ruth, remets un peu d’eau, Sarah mes cheveux tombent, et vous riez comme des folles, aidez-moi plutôt, on aura mis de l’eau partout. Ca sent bon, on se lave ainsi chez vous Sarah ? Vous aurez le temps de me peigner ?


               Je me souviens très bien de la cour de la ferme écrasée par le soleil, de la dame en noir, sèche, qui descend d’une voiture noire, le cheval est fatigué, elle m’emmène sans rien dire. Quand plus tard je pleure, elle m’interdit de jamais pleurer, je dois être bien contente qu’on m’emmène, je vais avoir une belle vie, je n’ai pas pu dire au revoir à personne. Le chien nous regardait, tout seul au milieu de la cour.

Je devais être très gentille avec la jeune dame qui va s’occuper de moi, c’est ma sœur, et la dame en noir est ma mère, je ne la reverrai plus, elle espère que je serai heureuse en Amérique, la jeune s’appelle Clara, elle est jolie, le monsieur qui est avec elle est grand, plus grand que tous les gens de la ferme, il a des yeux qui rient, ils ont l’air content, la bonne qui dormait avec moi sur le bateau sentait mauvais, j’ai été malade.



¨¨¨

Ruth

                Quand je suis entrée dans cette pièce, c’était bien longtemps après sa fermeture, j’y ai dérangé un flot de souris. Maintenant, grâce au trou que j’ai fait dans le volet de bois, les matous peuvent y entrer aussi, il me semble qu’il n’y a plus de souris. Par contre, je suis sûre d’avoir entendu des miaulements, je crois que la chatte des voisins est venue faire ses petits ici, j’ai cherché partout, je n’ai rien trouvé, mais depuis ils ont sûrement grandi, assez pour être partis ailleurs. Je leur ai quand même porté du lait. Les étagères, les consoles, les tapis, les fauteuils, le grand sofa, tout est gris de poussière, il y a de la porcelaine cassée par terre. C’est vraiment la plus belle pièce de la maison, maintenant je l’ai pour moi toute seule. J’ai tout retourné, tout regardé, je n’ai rien trouvé d’intéressant, seulement la vielle cravache d’Oncle Gidéon  au milieu du grand tapis, je l’ai frottée et accrochée au mur. C’est Mademoiselle qui a gardé la clef, Clara a transformé le bureau d’Oncle Gidéon en salon, et Oncle Gédéon travaille à son bureau en ville, ou dans le pavillon au fond du parc.    

Quand je venais ici, que c’était ouvert, je n’avais jamais fait attention au très beau tableau sur le grand mur du fond. C’est un portrait, une dame, elle aussi est grise, sa blouse, son col, ses yeux sont gris, et le papier sur lequel elle est dessinée, mais elle a un sourire si gentil, on la croirait vivante, elle ressemble à Clara, c’est peut-être elle, elle a de jolis cheveux bruns roulés comme elle. Mais elle est si gaie, ça ne ressemble pas à Clara ça, il y a de la malice dans ses pommettes rondes, un peu saillante, et une fossette au creux de sa joue mince, tout près de sa bouche.



               Un jour je suis allée chercher le maillet du jardinier, j’ai fait très attention que personne ne me voie et j’ai cassé quelques barres de la persienne, après il ne me restait plus qu’à briser la vitre près de l’espagnolette et à pousser le tout. Ici je suis tranquille, je tire bien le volet sur moi, même le jardinier lorsqu’il vient couper la pelouse tout près de la fenêtre ne soupçonne rien. Ça me donne l’impression d’être dans un conte de fée. Je sais que Clara a absolument interdit qu’on y entre, elle serait terriblement fâchée si on me découvrait, elle me renverrait peut-être, tant pis, de toute façon je ne fais pas de bruit, qui pourrait m’entendre ? J’ai le grand salon pour moi toute seule, je joue, il y a encore des vases, des napperons, des rideaux, j’ai trouvé le moyen d’en décrocher un et je me déguise, je me fais une longue robe, très belle, je reçois les dignitaires des pays étrangers, je les fais mettre en prison s’ils m’apportent de mauvaises nouvelles, j’invente des catastrophes et je suis infirmière, tout le monde m’aime, je suis la plus belle, les hommes sont à mes pieds, je suis gentille, je ne les fais pas souffrir, je suis aussi une grande cantatrice et lorsque les bravos, les hourras de la foule en délire viennent jusqu’à moi, je m’incline profondément en tenant d’une main la traîne de ma longue jupe et c’est comme un vol d’oiseaux superbes et très doux qui vient me caresser. Je parle, je parle beaucoup, tout le temps, je parle à voix basse pour qu’on ne m’entende pas, si quelque un m’entendait je ne veux pas qu’on me croie folle, je sais bien que personne ne peut m’entendre, mais on ne sait jamais, j’ai toujours peur d’être surprise, pas seulement d’être punie parce que je ne devrais pas être là, non, je détesterais qu’on m’entende, je ne veux pas qu’on m’entende jouer, j’aurais très peur qu’on se moque de moi, alors je parle tout le temps à voix basse, je fais tout, les questions et les réponses, tous les personnages que je veux, je fais ce que je veux, mais ça doit rester secret, absolument secret.


               Je parle à ma Maman, je lui raconte que l’incendie a tout envahi et qu’elle n’était pas là, j’ai entendu mon Papa craquer et se tordre de douleur comme un sarment sec dans le feu.


               Ça aurait été joli si un jour elle était revenue dans une belle robe, souriante, à la maison, Papa aurait été surpris, très content, il ne l’aurait montré que le jour suivant, Maman aurait été si heureuse de me revoir, elle m’aurait assise sur ses genoux et elle m’aurait dit, voyons ma Ruth, qu’as-tu appris pendant tout ce temps, sais-tu bien tes conjugaisons, et ta géographie ? Paris ? Ah oui, Paris c’est très beau, mais on s’y ennuie, on s’y ennuie de toi, tout le monde là-bas s’ennuie de toi, les gens là-bas attendent que ma Ruth grandisse, devienne une belle jeune fille, quand elle sera assez grande pour y venir on fera de belles réceptions en son honneur, et nous serons toutes les deux fêtées comme des reines, on dira partout regardez comme elles sont belles, savez-vous ce sont la mère et la fille, et voyez le bel homme sombre derrière elles qui s’occupe de tout avec tant d’élégance, c’est le père de la petite, ne sont-ils pas magnifiques tous les trois ? Et j’aimerais tellement l’Opéra que Maman me ferait donner des cours de chant, ma voix charmerait très vite le professeur et c’est comme ça que je suis devenue cantatrice, non voyez-vous je n’avais pas de don particulier, enfin je ne le savais pas, j’ai eu cette chance toute jeune d’avoir des parents très attentifs à mes goûts, et c’est ainsi je crois qu’on permet aux enfants de devenir artistes.

On m’appelle.

Excusez-moi mais on m’appelle, nous reprendrons cette conversation quand vous le voudrez mon Cher.

Le goûter, c’est Mademoiselle qui me cherche pour le goûter.



¨¨¨

Sarah

                Voyez Mademoiselle Laura comme vos cheveux sont beaux depuis que je les soigne, ils sont si fins, si doux, on dirait de la mousse, ils ont un reflet doré, auburn comme dit Mademoiselle, il y a des métisses qui ont de jolis cheveux comme ça, et voyez comme vous êtes belle coiffée ainsi, vous êtes une demoiselle, bientôt vous serez une dame, ce sera très bien avec un peigne en ivoire.


¨¨¨

Laura


                Mademoiselle nous regarde, elle est assise contre la fenêtre pour avoir de la lumière sur son ouvrage, elle porte ses lunettes au bout de son nez tout près du tissu, et par-dessus ses lunettes elle ne perd rien des paroles de Sarah, ni de mes réponses, elle ne dira rien aujourd’hui, cette vieille bête, elle fait la bête, elle me regarde, elle coupe le fil entre ses dents, elle pique l’aiguille sur sa poitrine et elle cherche un autre fil, pendant tout ce temps elle ne m’a pas quittée des yeux, je sens son regard sur mes joues, sur son front, elle m’épie. Ada est à l’autre bout de la pièce sur son lit, elle est éveillée, elle se tient assise toute seule, elle jacasse, gazouille, bavote, tout le monde attend que je m’approche d’elle, je suis venue, ça fait deux semaines que je viens dans la nursery pour que Sarah me coiffe, ne croyez-vous pas que c’est assez, ne voyez-vous pas que je ne peux faire plus ? J’ai tant envie de pleurer, elle est rose et blonde, ses cheveux sont duveteux, elle a de grands yeux bleus, elle ne ressemble en rien à Clara, elle me regarde et rit, comment un si petit enfant peut-il rire en me voyant ? Vous m’avez fait mal Sarah, ne tirez pas aussi fort sur mes cheveux, et puis ça suffit pour aujourd’hui. Mademoiselle si vous avez besoin de moi je suis dans la bibliothèque.


               Il me semblait, lorsque je revenais en dansant du pavillon, lorsque mon épaule et le bas de mon jupon effleuraient Clara dans un couloir de la grande maison, que j’aurais dû baisser les yeux. Au contraire, je chantonnais et je riais avec elle, elle me caressait la joue, me trouvait la mine heureuse, ses yeux étaient graves, ça n’était pas de l’insolence de ma part, il fallait bien supporter la joie.


¨¨¨

Clara

                Il m’arrive parfois, comme aujourd’hui, de rêver, je sens le soleil sur ma figure, je caresse le bois chaud du lit de repos, cet après-midi il n’y a pas de bruit, tout le monde est sorti, même Laura qui suit Ruth partout comme un petit animal, et je rêve, elle est douce, mon petit coquillage, ma tendre, de la nacre, une fleur, rose bien sûr, douce si douce, elle est légère comme un pétale entre mes bras, légère, odorante, veloutée, une opaline, de la porcelaine, une fleur, mes bras sont faits pour elle, elle y est parfaitement tranquille, je l’embrasse, je lui parle, elle me sourit, elle tourne la tête vers mon visage, son visage s’éclaire, s’adoucit, sa bouche tremblote, va-t-elle pleurer ou rire, elle sourit, elle m’aime comme je l’aime, elle est ma vie, mon cœur, ma soif et mon sang, elle est ma douceur mon espoir et mon avenir, ce sera bon de la voir grandir, de plus en plus jolie, rieuse, maligne, fine, elle est mon soleil et mon ange, je frémis à l’entendre rire, je me mords les lèvres lorsqu’elle pleure, son chagrin est le mien, je ne sais plus quoi faire, je voudrais que la terre s’arrête, arrêtez ma petite a du chagrin, arrêtez le temps que je la console, que je répare tout ça, ce qui la fait pleurer, il doit bien y avoir moyen de réparer le temps. Et puis Mon Dieu, pourquoi rien de tout cela n’arrive, je descends dans le salon, Mademoiselle me dit que la journée s’est très bien passée, tout a été parfait, Sarah a profité du beau temps pour promener longuement l’enfant ce qui lui a fait grand bien, elle dort maintenant, elle était tellement affamée au retour de la promenade qu’elle a dévoré et s’est endormie comme une souche vraisemblablement jusqu’à demain, on n’a pas eu besoin de moi, on n’a jamais besoin de moi, se soucie-t-on si moi j’ai besoin d’elle ? Sans elle que vais-je devenir, à quoi est-ce que je sers ? Oh mon Dieu que j’ai mal, ça me déchire, et puis ensuite ça recommence, un jour miraculeusement nous sommes ensemble dans la même pièce, un hasard domestique, je la prends dans mes bras, elle gazouille, on nous laisse seules, je lui caresse la tempe avec mon doigt, là où les cheveux sont si blancs qu’ils paraissent de la soie, avec ma bouche je caresse la ligne de sa joue, l’odeur de lait et de bain frais m’envahit, je suis bien, heureuse, elle est là, en fait je suis glacée, je me demande bien ce que fait cette enfant dans mes bras, je ne me sens rien de commun avec elle, il faut lui parler je n’ai rien à lui dire, elle est lourde, je trouve son nez mal tourné, son odeur m’écœure, elle commence à gigoter, à grogner, elle n’est pas bien, visiblement elle n’est pas bien, mais qu’a-t-elle ? Je lui parle, j’essaie de la calmer, j’arrondis mes bras pour qu’elle soit mieux, ça me fait mal à l’épaule, que comprendre de ses bruits, c’est aussi hermétique que du chinois, la seule chose que je puisse voir est qu’elle est mal, maintenant elle hurle, son teint devient tout rouge, elle est affreuse et je ne peux rien faire, je ne sais que faire, aidez-moi, je vous en supplie, délivrez-moi, qu’on me l’enlève, je ne saurai jamais, pourquoi est-elle si mal dans mes bras, car elle y est mal, je l’ai vue pleurer, je vous en supplie expliquez-moi, que puis-je faire pour elle, faites quelque chose pour moi !


              Il y a des douleurs affolantes comme des guêpes, le cœur explose, les yeux s’égarent, on voudrait fuir dans un lieu désert, qu’il n’y ait personne, enfin je pourrais hurler, hurler à la mort, je me cogne contre toutes les vitres, qu’il me fait donc souffrir l’importun qui veut être gentil.


               Bien sûr c’est agréable d’avoir un bon personnel, et vraiment nous pouvons être satisfaits mon mari et moi, tous nos domestiques sont parfaits, il y a bien la petite Lily qui est un peu follette, mais elle met tout son cœur à l’ouvrage, et entre les mains de la cuisinière elle deviendra une excellente servante, pardon ? La nourrice de l’enfant ? Eh bien, aussi parfaite que les autres, voyez-vous, j’ai entièrement fait confiance à Mademoiselle qui s’est d’ailleurs fait violence, mais les certificats étaient très bons, les meilleurs que nous ayons vus, bien sûr je me suis moi-même interrogée, est-il bon qu’un enfant soit élevé par une personne si… différente, dans le Sud ils n’ont pas de ces préventions curieusement, Gidéon non plus d’ailleurs, mes origines européennes ne m’avaient pas habituée à cette… proximité dirons-nous, et puis je me suis dit qu’elle était chrétienne, après tout cela devait bien la rendre un peu semblable à nous n’est-ce pas, et en vérité, voyez-vous, nous n’avons qu’à nous louer, ces personnes savent parfaitement s’occuper des enfants, peut-être avons-nous en fait trouvé la perle ?

Hum… La délicieuse Mrs Eastwood, qu’elle est laide lorsqu’elle trempe ses lèvres pincées dans son thé, elle n’arrivera jamais à empêcher que ça lui dégouline sur le menton, et toujours le petit mouchoir brodé pour éponger, vous reprendrez bien un peu de thé ? Non ? Quel dommage, il est si délicieux. Elle ne saura jamais à quel point je déteste Sarah, je sais bien moi qu’être nègre ne change rien à l’affaire, et qu’elle a le cœur aussi blanc que le mien. C’est elle qu’Ada préfère.


¨¨¨

Laura


                Aujourd’hui, j’ai fait une longue promenade sur le bord de la mer. Et Caleb est apparu. Il m’avait suivi depuis la maison. Il venait me dire, il m’a dit, enfin il m’a dit qu’il m’aimait. J’étais affreusement gênée. Il a ajouté qu’il n’avait cessé de me le dire pendant tout ce temps où j’étais malade. Je sais qu’il venait me voir en cachette, je me souviens un peu, mais ça me fait mal à la tête, et il m’aurait dit mille fois qu’il m’aimait, je ne l’aurais pas entendu ? Me croit-il folle ?

Ruth était devant moi pendant toute la promenade, elle sautillait comme une gamine, j’ai beau lui dire qu’elle doit apprendre à se conduire comme une jeune fille, elle n’y résiste pas plus de cinq minutes. Elle avait l’air faussement finaud de celle qui sait tout mais ne veut pas le montrer.


               Il m’aime, il s’est coupé la main en voulant réparer la vitre de ma chambre et il me montre la blessure, mi-faraud mi-peiné, comme s’il voulait me montrer à quel point il m’aime, la preuve, quelle preuve ? Mais ce n’est pas ça l’amour, je me souviens, et j’ai délicieusement mal au creux du ventre, le désir, je me recroqueville dans le fauteuil et en fermant les yeux j’écrase les larmes entre mes cils.

Quoi, du sang, un peu de sang sur sa main, ce n’est pas ce qui peut m’effrayer.

               Est-ce que ça arrive à d’autres personnes, ou seulement à moi ? Certains jours, et je ne sais pourquoi, je n’arrive pas à garder mes mains propres, je les lave, les relave, je les manucure, je les enduis de crème pour que la peau soit belle, souple, le tour de mes ongles net, et chaque chose que je touche semble les resalir, mes ongles deviennent douteux, mes mains moites, glissantes et je dois les relaver. A un moment j’abandonne. D’autres jours, je ne m’en occupe pas, une simple toilette, et d’autres choses à faire, plein d’autres choses, et tout à coup au milieu de la journée, par hasard, mes yeux s’arrêtent dessus, elles sont belles, parfaites, blanches et sèches, les ongles finement taillés, je les regarde comme si elles n’étaient pas à moi. Alors je suis contente qu’elles soient à moi.


¨¨¨

Mademoiselle


                Je suis entée dans la bibliothèque. Elle aurait dû être vide. Devant la grande fenêtre, dans le soleil, il y avait Caleb à genoux devant Laura, sa tête penchée sur ses mains, confiant il lui baisait les mains, tendrement, les caressait de sa joue, Laura avait l’air étonné d’un oiseau dérangé dans son nid, étonné et ébouriffé, elle se laissait faire sans réticence, avec retenue, surprise, c’était comme un instant éternel, ils ne m’ont pas entendue, je suis repartie sur la pointe des pieds, et en refermant je me suis cognée à Ruth cachée dans mon dos qui me dit en riant, ils s’aiment n’est-pas Mademoiselle, vous croyez qu’ils vont se marier ?

Petit singe, voulez-vous vous mêler de vos affaires ? Ça ne fait rien, nous avons bien ri !


¨¨¨

Ruth


                Reprenons Laura, traduisez ce passage, Caleb je vous interdis de lui souffler. Sale matou ! File de là ! Tu as tout dérangé, je suis allée chercher ces feuilles à l’autre bout du parc ! Il n’y a que celles du prunier pour bien jouer les cahiers ! C’est malin, et c’est trop tard pour que je puisse aller en rechercher, tant pis, je ne jouerai plus ce soir, je ne devrais plus jouer comme ça, à faire semblant, je suis trop grande, j’essaie, mais je ne sais pas à quoi jouer d’autre, et comme je suis toute seule… Alors je joue encore à ça, mais seulement quand je suis toute seule, je ne peux bien jouer que si je suis seule, si je suis sûre que personne ne me regarde.

J’aime bien l’odeur de la poussière, ça ne sent pas bon, mais j’ai l’impression que tout est à moi puisque personne d’autre ne vient jamais ici. Ici, je peux faire ce qui me plait, c’est rassurant. Et vous savez pourquoi je ne peux jouer comme ça que s’il n'y a personne pour me voir ? Et bien parce que sinon je ne peux pas les oublier, je ne peux pas oublier qu’ils sont là, qui ils sont, qu’ils me regardent, ce qu’ils vont penser de moi, et alors je ne peux pas oublier qui je suis, ils me regardent en souriant, ça me gêne, ils ne savent pas jouer eux, ils ont l’air de se moquer de moi ; et comment voulez-vous jouer si vous ne pouvez pas oublier qui vous êtes ?

               Les grandes personnes ont l’air de ne jamais oublier qui elles sont, ça me gêne.


               Parfois je joue dans ma tête, en secret, même s’ils sont là, ça ne se voit pas, c’est drôle, Mademoiselle me regarde, elle ne sait pas encore ce que moi je lui ai ordonné de faire.


¨¨¨

Lily

                Madame, j’ai trouvé Ruth cachée dans la souillarde, elle pleure et ne veut pas sortir, c’est qu’il faut que je nettoie, Mademoiselle est près d’elle.



¨¨¨

Mademoiselle


                Lily, allez chercher Madame. Ruth, je vous en prie, sortez de cet endroit, vous allez vous salir, je n’aime pas les caprices, vous le savez, et cela y ressemble fort, Ruth, pourquoi pleurez-vous ainsi ? Soyez raisonnable, enfant, venez, Madame va arriver, si c’est un vrai chagrin dites-le moi, on ne vous grondera pas. Madame, Ruth refuse de sortir, j’ai peur de ne rien pouvoir faire.


¨¨¨

Clara

               Ruth, arrête de trembler ainsi, je ne te punirai pas, seulement je veux savoir pourquoi tu as refusé d’obéir à Mademoiselle, veux-tu répondre ? Mouche-toi, qu’y a-t-il ? Tu ne fais jamais de caprice. Qu’est-ce que tu caches dans ta jupe, ôte ta main, que s’est-il passé ? Tu as déchiré ton jupon ? Ruth, arrête de te barbouiller la figure avec tes mains sales, mais c’est du sang ! Où es-tu blessée pour que cela saigne, tu dois bien savoir d’où vient ce sang, où es-tu blessée, sur la cuisse ? Oh Mon Dieu… bien sûr… C’est cela. Bien sûr… Ce n’est rien. Non, tu n’es pas blessée, calme-toi. N’aie pas peur, c’est du sang, Ruth, mais tu n’es pas blessée. Viens, je vais t’expliquer. Sarah, préparez un bain, nous en aurons besoin. Ce n’est pas grave, je vais te dire ; j’avais oublié. Tu n’es ni blessée ni malade. N’aie pas peur. Il ne faut pas avoir peur, je vais te dire et tu vas comprendre. Suis-je bête de n’y avoir pas pensé.


¨¨¨

Mademoiselle


                Vraiment, comprenez-vous cela ? Madame, parfaite, a su calmer Ruth d’une parole. Pourtant, jamais je n’avais vu cette petite si désespérée. Désespérée est bien le mot, inconsolable, inatteignable dans son chagrin. Je suis sûre qu’elle ne nous entendait pas tellement elle avait de chagrin et souffrait, et elle avait peur aussi, si peur, ce petit Chevalier. Mon Dieu, j’en étais retournée. Cela m’est insupportable de voir souffrir cette enfant-là. Et Madame, si maladroite dès qu’il s’agit d’autrui, si distante et froide, pour le coup elle m’a sidérée ! Elle a su prendre cette enfant, s’en est occupée elle-même. Je n’étais pas là, mais Sarah m’a dit qu’elle avait été très bien, elle l’a lavée, lui  a expliqué cette chose, enfin, toutes ces choses, j’avoue, je n’y avais pas pensé, j’aurais dû, sûrement. Sarah m’a dit qu’elle-même n’aurait pas mieux fait, voyez-vous ça, moi aussi, j’aurais pu, Mon Dieu, que m’a-t-il manqué pour savoir ?

Je n’aime pas ce pincement au cœur, méchant et laid. Jalouse ! Parce que Madame a su s’occuper de Ruth mieux que moi ! J’ai toujours pensé que ma supériorité sur les autres femmes, à défaut d’avoir moi-même des enfants, était de savoir m’occuper des leurs mieux qu’elles. Du moins, je le croyais. Et peut-être même que leurs enfants m’aimaient plus qu’ils ne les aimaient. Et puis je ne me posais pas tant de questions, j’étais l’institutrice la plus adroite qu’il fût, que leurs enfants m’aient aimée ou non, je ne m’en préoccupais guère, j’ai toujours pensé que leur amour était la juste rétribution de mes services, donc ils m’aimaient. Même quand moi je ne les adorais pas. Maintenant, je me demande, on ne commande pas ainsi à l’affection des autres, peut-être mentaient-ils… Et Ruth ?


Cela fait deux nuits que je ne dors pas.

               Aurais-je su, moi, lui parler ? Je ne peux en être sûre. Il me semble n’avoir jamais eu à l’expliquer à quiconque, il y avait les nourrices, les gouvernantes, leur mère. Même pour Laura, je n’ai pas su quand… Je n’ai pas été utile, à rien, en ces choses. La vraie vie m’échappe. Seulement, voilà, maintenant je le sais, et mon Dieu, et cela me fait souffrir.

               J’aurais tellement voulu être aussi pour quelque chose dans l’épanouissement de cette enfant-là, que grâce à moi, un peu, elle devienne une belle jeune femme. C’est comme si on m’enlevait définitivement l’enfant que je n’aurai, de toutes façons, jamais eu.



¨¨¨

Clara



                C’est étrange, qu’aurait fait Leah ? Peut-être n’aurait-elle rien su faire. Je crois n’avoir rien su avec Laura. Pire, alertée par la servante, j’ai appelé le médecin, affolée. Mais celle-là, qui d’habitude m’est indifférente, j’ai pu la consoler, et elle était bien légère pendant qu’elle sanglotait sur ma poitrine, tout à coup je me suis sentie capable d’aller décrocher la lune pour elle, comme c’est drôle, elle était accrochée à mon cou comme une toute petite fille et je l’ai laissée faire, assise sur mes genoux, en la berçant jusqu’à ce qu’elle s’endorme. Nous l’avons ensuite couchée Sarah et moi, elle ne s’est pas réveillée. En sortant de sa chambre Sarah m’a dit bonsoir, je l'ai regardée, elle m’a souri, pour la première fois de ma vie j’ai eu le sentiment d’avoir sur terre une amie.

De tout ceci, j’ai la satisfaction du devoir accompli, j’ai aussi la sensation d’une douceur, et d’une tristesse. En tout cas Ruth ne me sera jamais plus indifférente, il me semble la connaître plus que les autres.

               Dans ses bras, Ada joue comme un chaton.


¨¨¨

Ruth


                Ada, Ada, viens, viens jusqu’à moi, oh, c’est difficile, attention, le caillou, non, tu vois, tu n’es pas tombée, tu deviens adroite, tu ris, c’est drôle, hein ? Maintenant tu es grande, tu n’es plus un bébé, viens petite fille, viens je vais te montrer quelque chose, mais il ne faudra le dire à personne, je sais que tu ne parles pas encore beaucoup, quand même, il ne faudra le dire à personne, ah, ça c’est trop difficile, là, il faut que je te porte, viens mon bébé, oh que tu es lourde, viens, chut, pas de bruit, regarde, on va là, puis par-là, on traverse la pelouse derrière le sycomore, on ne fait pas de bruit, on chuchote, sinon Ruth ne te montrera pas le secret, chut, ça te fait rire, voilà, on arrive, ouf, je te pose par terre mais tu ne te sauves pas, on ouvre le battant, là, tu vois, en poussant seulement, et on rentre, voilà… Il fait frais, il y a de l’ombre, c’est le secret de Ruth, tu seras la seule à le connaître, c’est le palais de Ruth, personne n’a le droit d’y venir, sauf toi maintenant, tu jures le secret, non, relève-toi, c’est trop sale par terre, après on se demandera où je t’ai emmenée et on risque de tout découvrir, regarde comme c’est beau, si tu es bien sage les princesses vont venir, on dit que tu es l’Héritière et moi la Régente, toute la Cour est là, salue de ta main, regarde, comme ça, qu’est-ce que tu as vu ? La Dame ? La Dame, c’est la Reine, elle est morte dans un accident, elle était partie en Bavière prendre les eaux et un téléphérique s’est décroché, elle était dedans avec deux de ses suivantes, on a reconnu son corps à la célèbre bague que lui avait offerte le Roi pour leurs noces, le Roi est inconsolable, c’est pour ça qu’il ne veut plus te voir, tu lui ressembles trop, il souffre, j’ai moi-même beaucoup pleuré, j’ai eu une très grande peine, je suis devenue Régente puisque personne ne veut plus tenir les rênes du pouvoir, c’est un rôle très délicat, surtout avec les pays étrangers, il faut  beaucoup de diplomatie, on ne les comprend pas toujours, tu verras lorsque ce sera ton tour de régner, on apprend.


               J’ai un peu honte d’avoir pleuré l’autre jour dans les bras de Clara, pleuré comme un bébé, si j’avais su, maintenant je sais, je n’aurai pas peur la prochaine fois. Qu’est-ce que Clara doit penser de moi. J’ai cru que j’étais malade, très malade.

               L’autre jour, j’ai décroché le portrait du mur et je l’ai porté à la lumière de la persienne, j’ai trouvé que les yeux de la dame étaient tristes, si on regarde bien : un de ses yeux est triste, le droit, il y a un trait qui assombrit l’orbite sous le sourcil et l’œil est triste, je me demande si c’est un trait de crayon manqué, une maladresse, ou si la dame était vraiment comme ça, avec un œil qui rit et un œil qui pleure. Elle a un beau visage clair et fin, très gai, mais en regardant bien on voit que ce n’est pas vrai. Qui était-ce ? La mère d’Oncle Gidéon. C’est difficile d’imaginer qu’une jeune femme ait pu être la maman d’Oncle Gidéon. C’est un grand homme qui sent fort. Je trouve qu’il sent bon, mais il sent fort. L’odeur de mon papa était très fine.
    

               Clara sent le poivre brun quand elle soulève son bras, si je suis tout près d’elle, ça pique. Laura sent le chèvrefeuille, Mademoiselle la rose fanée, Ada le lait et le miel, Sarah… Sarah sent bon.





La  maison  de  Laura

¨¨¨

Ruth
                                                                       

 
               Caleb et moi sommes mariés. Nous avons de jeunes enfants et nous vivons loin de la grande maison. Nous en avons des échos, par le monde, par les cartes de vœux, et quelques visites de loin en loin.

Ada va devenir une adorable jeune fille, tout le monde s’accorde à lui prédire une grande beauté en lui caressant la joue. Elle a l’élégance et la droiture des tulipes, le charme et le piquant des roses. Elle est là, près de moi, et j’en suis heureuse. Ça me fait chaud au cœur de la regarder grandir, autant que de voir mes propres enfants. Le velouté de sa peau est celui des fleurs, et c’est un plaisir de la voir devenir si jolie. J’en suis fière.

J’aimerais que ma présence, à un moment, ait pu faire ce plaisir à quelqu'un




               Dans le grand salon fermé, sous la poussière dorée d’un rai de soleil, je suis accroupie sous le portrait de la dame, somnolente, je caresse le bois sale et tendre du parquet, je regarde voleter les feuillets fanés jusqu’à mes pieds. J’aime rêver, et rêver aux autres. Les feuillets sont jaunis, abîmés, ils sont rangés sagement, un à un, à la pointe de mes souliers. L’écriture est fine, violette, essuyée par le temps.

Je les ai pris et je suis retournée à la maison.


               Quand et comment suis-je tombée amoureuse de Caleb? Un jour où il y avait dans ses cheveux un reflet d’or que je n’avais jamais vu auparavant. Nous étions assis en pique-nique sur le plage, j’allais avoir seize ans, et tout à coup, entre deux bouchées de poulet grillé, là, à l’instant, je vis dans ses cheveux le reflet que faisait le soleil. Une envie folle de plonger mes mains dedans m'a saisie, dans ses cheveux soyeux et doux. J’ai senti mes joues rosir, je suis restée figée à le contempler, le morceau de poulet à portée de ma bouche, je devais avoir l’air idiot mais je ne voyais plus que le front de Caleb, la ligne droite de son nez, son air de franche gaieté, ses épaules larges, il riait, j’ai regardé ses mains, la naissance de ses poignets, je me suis souvenue de la peau de ses bras sous la manche relevée lorsqu’il jouait au tennis, et je fondais du désir d’être dans ses bras, qu’il me tienne contre lui, serrée, je voulais respirer le parfum de sa peau, caresser de mes lèvres le duvet blond, l’embrasser, l’embrasser encore. J’ai vu l’iris de ses yeux, transparent de profil, et il m’a regardée. J’étais amoureuse. Et le pauvre garçon qui avait voulu être mon cavalier n’arrivait plus à me faire tourner la tête de son côté.

Je suis revenue de la plage complètement étourdie, Mademoiselle disait : voyez comme l’air marin fait du bien à notre Ruth. C’était délicieux.

Je ne savais pas grand-chose des jeunes hommes, sauf que depuis peu certains se donnaient la peine de me faire la cour, et cela me faisait bien rire.

Je m’étais laissé embrasser une fois par l’un d’entre eux, sous un arbre dans le parc. J’avais aimé sa bouche sur la mienne, la chaleur qui m’avait envahie. Je m’étais dit que ce serait bon d’amoureuse pour de vrai.



               J’avais trouvé Laura tellement belle, je n’arrivais pas à croire qu’à moi aussi on s’adressât maintenant comme à elle.


               Caleb avait d’abord été pour moi le garçon qui habitait la grande maison, c’est tout. J’étais encore enfant à mon arrivée, il y avait dans cette maison un certain nombre de personnes que je ne connaissais pas. On m’avait dit que Caleb était le petit frère d’Oncle Gidéon, je les trouvai tellement dissemblables que je n’accordai aucune attention à ce fait. Et puis Caleb était un jeune homme et je le savais amoureux. De Laura. J’étais, moi, une petite fille, et très curieuse ! Il aimait Laura à la folie, me sembla-t-il. Et Laura, qui avait été très malade peu après mon arrivée, se mit à l’aimer aussi. Laura avait été tant et tant malade que nous l’avons crue morte plus d’une fois. Elle s’est relevée.

J’étais une enfant solitaire. Je n’avais pas chez mes parents été entourée de tant de monde. Je n’avais pas eu l’occasion d’apprendre à reconnaître la présence de l’attention d’autrui, je les confondis. Comme je m’échappais souvent dans le parc, on me trouva solitaire. Je cultivai ce trait de caractère qui déguisait si bien la solitude qui emprisonnait mes jours.

La convalescence de Laura changea un peu les choses. Il semblait que je fusse la seule personne qu’elle supportât, et même avec plaisir disait-elle. J’en profitai, et je savourai toute la douceur de cette distinction.

Tout m’intéressait dans cette maison. J’aimais Sarah, si bonne et si douce. J’appris à connaître Mademoiselle. Comme elle m’amusait, elle ne se rendait absolument pas compte à quel point sa frivolité était futile. J’attendais toujours que Clara se penche sur moi comme une fée. J’étais, je crois, désemparée, et l’absence de ma mère… Mais je n’ai pas envie de parler de mes parents, ils m’ont manqué, c’est assez. J’attendais tout de Clara. Clara fut bonne pour moi, je ne suis pas sûre qu’elle ressentît jamais ma présence autrement que comme un devoir dont elle s’acquittait avec vigilance et une forme d'attention, parce qu’elle s’y était engagée vis-à-vis de la famille de son mari.



               Lorsque, maintenant, je repense à cette période de ma vie, un sentiment d’irréalité m’envahit. Toutes ces années entre des fantômes. J’étais si près des gens, je les regardais vivre, je les humais, je les palpais, et toujours je n’ai pu en saisir que l’essence charnelle, toujours leur âme m’échappait. Sauf Ada, parce qu’Ada était à l’âge où c’est d’abord l’âme qui jaillit, jamais il n’y a dans une vie plus pur instant où l’âme respire librement que chez un tout petit enfant. Depuis, tant de choses ont changé, se sont façonnées jour à jour. Je suis donc mariée à Caleb. Ada vit avec nous. Sarah est repartie chez elle. Clara continue d’administrer la grande maison. Oncle Gidéon boit, mais il porte encore beau. Laura et Mademoiselle sont en France, elles vivent sur la Côte d’Azur. Elles y croisent de temps en temps ma mère qui n’est jamais revenue.



               Si, plus particulièrement, je pense à ma mère, un grand froid me pénètre le cœur. Elle vit là-bas, loin de moi, elle ne saura jamais rien de moi, un océan nous sépare. J’ai aimé Clara, beaucoup, j’avais tant besoin qu’on m’aime. J’ai passionnément aimé ma mère, et je l’aime encore, je l’aimerai toujours, mais il y a la vie et les choses qu’on ne peut dire et qui nous séparent. C’est ainsi, et c’est peut-être cela le plus poignant, c’est ainsi et l’on n’y peut rien.

Il a fallu vivre toutes ces années et la mort de mon père, ce que je sais de lui et que je tairai, sa souffrance et sa vie.

L’absence de ma mère. Peut-être ne pouvait-elle vivre ici, avec nous. Peut-être était-ce trop lourd. Il y a des fleurs qui ne peuvent porter le fruit, c’est qu’elles sont plus délicates, tendres, blessées. Je l’ai attendue, attendue longtemps, ses lettres étaient parfumées, elles voulaient être gaies, affectueuses. En vérité elles l’étaient, de cette vérité factice à laquelle on se force à croire, en dépit de tout. Comme les enfants, lorsqu’ils découvrent le mensonge de leurs parents, et qu’ils s’obstinent, encore un instant, à croire pour de vrai au Père Noël.             


               Aujourd’hui, les enfants ont été particulièrement fatigants. Ada a dû déployer des trésors d’imagination pour maintenir un semblant de paix.

Mais moi, ils m’ont épuisée !


               Caleb est rentré à la maison très fatigué, lui aussi. Il a sur le front un pli que j’essaie d’effacer avec mes doigts. A quel point j’aime qu’il ait besoin de moi, que la fatigue me l’amène, énervé et malheureux, jusque dans mes bras. J’aime le chérir et l’adorer. Même ma propre fatigue, sa lourdeur dans mes bras, sur mes épaules et mes seins, me servent à le caresser de tout mon corps. Et comme, ensuite, notre sommeil est mêlé et profond.


               Lorsque je suis tombée amoureuse de Caleb, en fait, je ne le savais pas. Entendez-moi bien, j’étais amoureuse, je tremblais de joie et de peur rien qu’à son passage, moi qui avait cru si bien le connaître. Ce que je ne savais pas, c’est que, amoureuse, je le deviendrais encore, et encore, à chacun de ses passages, que chaque jour mon désir de lui se nourrirait à nouveau, de lui-même.

Je ne connais rien de plus délicieux que d’aimer. Ça m’apaise et ça me comble Je ne vivrais pas sans les tourments que ça me cause. Et même ne rien attendre de lui me comblerait encore si chaque jour je peux le contempler, près de moi, à portée de ma main, de ma bouche.

C’est ce dont je rêve… Je ne pourrais peut-être pas me résoudre seulement à cela…

Imaginez-vous qu’il soit possible d’aimer un être et ne rien attendre de lui ? Ne serait-ce que sa présence… Cela ressemblerait à la mort…

Caleb, un jour, m’a parlé de Laura. Il ne m’en a parlé que ce jour-là. Il me dit l’avoir beaucoup aimée. Et puis à force de l’aimer, il se serait aperçu qu’elle ne l’aimait pas, qu’elle ne l’aimerait jamais. Elle aimait qu’il l’aime. Petit à petit, et difficilement, il l’avait convaincue de son amour. En fait, m’a-t-il dit, il n’avait réussi qu’à la convaincre d’aimer l’amour qu’il avait pour elle. Et un jour, lui, se serait rendu compte de cela, qu’il ne serait jamais que le miroir dans lequel elle contemplerait l’amour qu’on avait d’elle. Son espoir qu’elle s’éveille à lui avait été une chimère. Je ne sais précisément redire les mots, retraduire ces choses intimes, subtiles, qu’il m’a évoquées, mais il me semble avoir compris qu’il avait gardé de cet amour, et de son espoir, un sentiment de mort. Un espoir d’amour, sans espoir. Comme s’il avait, lui, aimé un amour mort. Il avait fallu tout ce temps pour que cela s’accomplisse. Son amour aurait été un long adieu.

A cette époque, il quitta sa maison. Il n’attendait plus rien d’elle, il la laissait à sa peine, car elle en eut beaucoup. Parce qu’il la quittait, disait-elle. Caleb pensait que c’était seulement de n’avoir pu l’aimer.

Moi, je trouve que c’est encore pire !


               Laura est devenue ensuite plus belle, plus élégante. Elle savait recevoir merveilleusement, et secondait Clara avec beaucoup de grâce. Personne ne comprit pourquoi elle ne choisit jamais d’amoureux parmi la cour de jeunes gens qui s’empressaient, et personne ne comprit qu’elle partît en voyage et ne nous envoyât désormais plus que quelques cartes postales de ses étapes, jusqu’à son établissement à Nice. Oncle Gidéon payait toutes les factures qui venaient d’Europe. Mais j’ai bien reconnu moi, là, son empêchement à nous aimer.

Laura est un de ces êtres de parure, délicieux, que nous adorons. Comme les idoles, il ne faut pas les toucher, ils pourraient se ternir, ou se briser sous les souffrances de l’humain. D’ailleurs, quelles brisures n’y a-t-il pas sous cette parure ?


               C’est bien plus tard que je découvris le reflet d’or dans les cheveux ce Caleb. Il nous était revenu, détendu et souriant, il avait étudié dans une autre ville, et il choisit de travailler dans le cabinet d’un avocat connu, plutôt que dans l’affaire d’Oncle Gidéon. Celui-ci prit très mal la chose, mais il apparut qu’il n’avait aucun pouvoir sur Caleb.

Petit à petit Caleb prit l’habitude de venir se joindre au groupe de jeunes gens qui continuaient à fréquenter la maison, lorsque son emploi du temps le permettait. Il gardait cependant, vis-à-vis de chaque personne de la famille, une réserve affectueuse mais précise.



               Il me semble avoir tant oublié de la vie dans la grande maison, et pourtant c’est comme les cavernes, on marche sur la terre ferme, elle est craquelée par la sécheresse, on voit quelques crevasses, et qu’en savons-nous, peut-être que si nous écartions les bords de ces crevasses découvririons-nous des abîmes. J’ai tout à coup des frissons à penser que je peux ainsi marcher au-dessus du vide. La délicatesse de Laura, l’urbanité de Clara, même la gentillesse affectueuse de Mademoiselle, qu’est-ce que ça m’apprend de leur vie ? Et de la mienne ? Tout cela était d’une politesse exquise, certainement utile, comme les faïences blanches tournées, au galbe plein, raffiné, dépourvu de tout angle vif. Dans les cuisines, après quelque usage, il n’est pas de ces faïences qui ne révèlent de vilaines rayures sur leur chair opaque.


               Que caches-tu dans ton tablier ? M’avait demandé Mademoiselle alors que je montais l’escalier en courant. Elle ne souffrait guère qu’on lui résiste. Et c’était jour de grande lessive. Jour de fouille, afin de faire rendre grâce à chaque tissu susceptible d’être lessivé, noyé, battu, et trempé jusqu’à l’étranglement final de toute ombre de saleté. J’eus le temps d’extraire lestement les feuillets de la poche avant de jeter le tablier par-dessus la rampe de l’escalier.

Les ai-je touchés, caressés, ces feuillets, longuement, doucement, apeurée d’en effacer la trace, les ai-je longuement touchés, sans les lire, des journées entières à rêver dessus sans les lire.

Il y a dans le tiroir de ma chambre des feuillets vieux et jaunes, à l'encre violette que j'ai trouvés dans le grand salon et dont je ne sais rien.



               L’annonce de mon mariage avec Caleb a été accueillie avec une tolérance appuyée de fraîcheur. On ne nous a pas fait obstacle. Clara m’a félicitée, elle m’a embrassée en me souhaitant beaucoup de bonheur. Mais je sentais bien que cela ne la rendait pas heureuse. C’est seulement quelques jours avant la cérémonie qu’elle m’a prise discrètement dans ses bras (avait-elle les yeux humides ?), elle m’a glissé dans un souffle qu’elle m’aimait bien et que j’allais lui manquer. J’ai cru rêver. Si son parfum n’était resté dans la pièce, j’aurais pensé l’avoir imaginée.

Pendant les jours de la fête, Clara a tout organisé et présidé avec son habituelle grâce altière.

               Pourquoi avons-nous emmené Ada avec nous ? C’est une question que je me pose parfois. J’ai tendance à répondre, avec une certaine facilité, parce que nous l’aimions. Mais nous étions jeunes mariés, peut-être aurions-nous pu préférer rester seuls dans notre nouvelle maison. Et du coup, elle a quitté ses parents. Clara lui envoie quelques jouets et des boîtes de chocolats. Ada n’a plus l’âge de ces jouets. Elle vient aussi la voir, toujours à l’improviste, par une journée ordinaire alors qu’elle n’est pas présente à ses anniversaires. Elle la regarde évoluer dans la maison, silencieusement, elle regarde mes enfants, elle sourit alors, jamais lorsque ses yeux sont posés sur sa fille. Il me semble parfois entendre son cœur battre, son corps vibrer. C’est sûrement mon imagination.

S’il nous arrive de croiser Oncle Gidéon, il nous demande si la petite va bien, s’en déclare satisfait. Lui ne cherche jamais à la voir. Il n’est jamais venu chez nous.


               Les visites de Clara sont pour moi une épreuve que je redoute et que j’attends. Je goûte infiniment sa présence. J’espère toujours que son visage fin, un jour, se plissera dans un rire ou dans les larmes, mais que je le verrai, une fois, se départir de cette bienséance, du savoir-vivre qu’elle manifeste en toute circonstance et qui la rend inhumaine. Cela n’arrive pas, elle conserve son sourire affectueux, son amabilité de bon ton, l’après-midi se déroule sans surprise. Elle évite de rencontrer Caleb. Lorsqu’elle repart et qu’elle se penche sur ma joue pour m’embrasser, je sens un regret m’étreindre comme s’il émanait d’elle, de sa peau.


               Il m’a semblé, dès sa naissance, qu’Ada était abandonnée. Et il m’a toujours semblé qu’en quittant la grande maison j’allais la laisser dans un orphelinat. En la laissant seule avec ses parents, chez eux, j’avais le sentiment de l’abandonner. Même Sarah, un jour, allait devoir l’abandonner. Quel étrange sentiment et pénible, ne trouvez-vous pas ? Il reste pour moi inexpliqué et inexplicable. Ada allait rester avec ses parents que j’estime et que je respecte, dans la grande maison, et je ne pouvais en supporter l’idée au point de pleurer dans mon lit, le soir. N’est-ce pas étrange ? Étrange aussi que tout le monde s’y soit prêté, car enfin, lorsque j’ai pris mon courage à deux mains et que je proposai d’emmener Ada avec moi, personne ne s’y est opposé, personne n’a même discuté l’idée, ni ses parents, ni Caleb. Il n’a posé aucune question, n’a mis aucune condition, aucune restriction à ce qu’elle vive avec nous, et cela dès les premiers jours de notre mariage. Il s’en est tout de suite occupé, comme plus tard de nos propres enfants, et contrairement à Oncle Gidéon.

La matin du mariage, j’ai reçu une lettre de Laura avec les souhaits habituels, et un petit mot de Mademoiselle me disant plein de jolies choses qui m’ont gentiment habillé le cœur. Elle pensait à moi et à mon mariage avec émotion. Je me souviens très bien de cette époque où j’avais eu très peur qu’elle ne nous quitte. Peut-être avais-je peur de perdre le seul lien qui me rattachait à l’étrangeté réelle d’être dans cette maison. Elle aussi me paraissait un tout petit peu déplacée. Si d’imprévisibles (et tragiques ?) évènements n’avaient pour chacune bouleversé notre vie, il est vraisemblable que ni l’une ni l’autre n’aurions vécu ensemble dans cette maison. Mais je ne sais rien de sa vie, tout d’elle m’est resté secret.


               Quels déserts avons-nous traversés, Caleb et moi, pour nous aimer ainsi ? Je connais le mien, mais le sien ? Parfois je nous regarde et je me dis que nous avons déjà en commun quelques flétrissures au coin des yeux, quelques absences, une sollicitude que nous partageons, et cette chose étrange, le pressentiment des douleurs de l’autre qui nous fait rester sur le seuil de la chambre alors que notre désir le plus vif est pourtant de l’y rejoindre. Le sentiment d’une solitude nécessaire pour l’autre, qui nous empoisonnerait ensemble si nous ne la respections pas.

Il me semble n’avoir aimé personne avant lui.

Et je sais que c’est faux.

J’ai au cœur l’amertume d’un sentiment proche qui m’aurait frôlé et que j’aurais manqué. Parfois une douleur plus vive, comme un petit rhumatisme aigu, me dit que peut-être sans le savoir j’ai aimé toute ma vie, chèrement.


               Nous avons un voisin, un voisin charmant. Un vieil homme. Nous avons fait connaissance petit à petit, à force de nous croiser. Sa maison est à l’angle de la rue. Elle est toute petite et ne bénéficie pas d’une façade sur la plage comme la nôtre. Aussi vient-il nous voir régulièrement, de préférence les jours de soleil, et l’après-midi. Il remonte la dune en soufflant et pousse la barrière de bois du petit jardin. Il s’installe dans le salon de verre, la mer et le ciel y sont si proches. Il aime fumer sa pipe tranquillement assis dans un fauteuil d’osier. Au début il venait m’aider, me donner des conseils à propos du jardin, et puis très vite ce fut pour se reposer, goûter mon thé, voir plus aisément le soleil sur la mer dans la douceur de la verrière, et même sans autre prétexte. Les enfants l’appellent le Monsieur de la plage.
C’est un monsieur qui s’introduit dans la vie des autres sans aucune gêne, et avec beaucoup de grâce. En fait, il vient maintenant tous les jours. Si je ne suis pas là, Mary, notre bonne, l’installe avec une tasse.

Il reste parfois de longs moments en contemplation devant le pastel accroché au mur. C’est un délicat portrait de jeune femme que j’ai tenu à emporter avec moi après mon mariage. Je l’avais trouvé, enfant, dans une pièce verrouillée de la grande maison, avec quelques feuillets vieillis coincés à l’arrière du cadre de bois blanc. Je l’ai rangé le jour de mes noces dans une malle, sur la robe de mes épousailles, comme un trésor.

J’appris, l’année passée, que Clara avait remis à l’honneur le vieux salon fermé, qu’elle se débarrassait de l’ancien mobilier et de toute la décoration J’ai été heureuse d’avoir sauvé le pastel.


               Mon Dieu, mon Dieu, je n’ai rien dit, j’ai menti, je n’ai rien dit de ce qui se passe réellement, ce n’est pas vrai tout ça, que le ciel soit bleu et lisse, que nous n’ayons que des soucis quotidiens, je suis si malheureuse, alors je mens, je mens tout le temps, aux autres, à moi-même, je suis si inquiète, j’ai si peur, je ne veux plus le savoir moi-même, et maintenant ce n’est même plus le temps de l’inquiétude ni de la peur, c’est le temps de la folle angoisse.


Il y a la guerre en Europe.



Depuis trois ans. Et les Etats-Unis sont entrés en guerre eux aussi.

Et moi je refais la plage devant notre porte, grain de sable par grain de sable, juste devant le bout de mon nez, pour ne plus rien voir d’autre. Tous les jours je fais semblant. Je joue à faire semblant pour continuer la vie, faire comme si elle n’avait pas dévié de son chemin.

Mais je n’en peux plus. Je ne peux plus mentir ainsi.

Ça ne sert plus à rien. L’angoisse me sert la gorge. Même la présence amicale de mon cher voisin ne parvient plus à m’apaiser. Pourtant, à cet instant encore, je voudrais qu’il fût là près de moi, qu’il me dise que tout cela n’est qu’un rêve, et rien d’autre, rien qu’un vilain rêve. La plage s’effrite et se dérobe sous mes pas. J’ai peur, j’ai lâchement peur, sournoisement, bêtement peur, et ça me colle à la peau comme une mauvaise sueur, ça empoisonne ma vie, le pire c’est que la vie continue à se ressembler, tout est pareil, il faut s’occuper des enfants, de la table, du linge, des ravitaillements, j’ai une bonne, Mary, qui m’aide à tout faire, trois enfants, Ada, et d’autres choses  encore à surveiller, organiser, ça n’est pas rien mais nous n’avons pas de véritable train de maison et j’en suis satisfaite, je n’ai pas le temps de penser. Et pourtant, je voudrais pouvoir me consacrer à ma peur, comme si avoir peur une bonne fois pour toutes, ça allait la faire disparaître, mais au matin, quand je m’éveille, elle est intacte, présente, collante, un vieil oripeau qui m’attend au pied de mon lit et me saute dessus à la première conscience. C’est une sourde inquiétude qui prend toute son ampleur dans une pointe de méchante sueur et me pique l’âme et le ventre, je me sens fondre dans une angoisse sans fond.

Caleb est parti !

Il s’est engagé !

Et la colère me prend. S’il était là, je le battrais. Un père de trois enfants !

Et moi, il me laisse ! Il me laisse !

Même des enfants il se fiche ! Et moi aussi je m’en fiche maintenant !

Moi, moi, j’ai besoin de lui, mon Dieu je l’aime.

Mais qu’est-ce qu’il croit ! Que j’ai envie de vivre sans lui ? Mais je m’en moque ! Je me moque de tout ! Et qu’on ne vienne pas me dire que la vie continue.

Je vous déchire.

Je vous hais.

Je vous hais ! Mon Dieu, ramenez-le moi ! N’importe comment, faites n’importe quoi mais ramenez-le moi vivant. Mon Dieu je l’aime, Caleb je t’aime, si tu savais.


               Je suis folle d’angoisse. J’ai giflé John pour rien, parce qu’il avait cassé un objet, un petit objet dont je n’ai pas besoin et que je trouve laid… Je suis encore malheureuse de l'avoir fait. Sa petite bouche serrée, et ses yeux humides... J’ai la bouche sèche et je voudrais dormir, dormir jusqu’à la fin des temps, il n’y a que ça qui me reposerait.


               Voilà donc, depuis trois ans l’Europe est en guerre, et l’Amérique à son tour est entrée « dans le conflit », lit-on dans les journaux. Que je ne lis plus. Ils ne peuvent pas me dire où est Caleb, ce qu’il fait, comment il dort, s’il est en danger, à quelle heure du jour ou de la nuit le danger est le plus proche, et s'il est blessé, en quel endroit, de quelle façon, s’il est en train de hurler, une blessure ouverte, les os brisés, s’il perd du sang chaud dans une terre froide et sale, s’il appelle et que personne ne lui réponde, si Dieu et les hommes l’ont abandonné, là-bas dans un coin de France que je ne connais pas et dont je me fous éperdument.


               Caleb est parti et j’essaie de n’en rien dire pour que ça ne soit pas vrai, pour qu’il rentre ce soir comme si de rien n’était, m’embrasse dans le cou avant de retourner au jardin fermer la barrière que les enfants ont encore laissée ouverte.

          Et je suis ici, avec mes enfants, à attendre que ça passe, à faire passer le temps en courbant le dos pour que le malheur n’ait pas prise sur moi. J’essaie de sourire et je n’y parviens pas. Ma bouche se crispe. Ada vient me caresser la main, discrètement, et lorsqu’elle sent ma souffrance trop vive elle s’écarte d’un geste, je pourrais la griffer. J’essaie que les enfants n’en souffrent pas trop, mais ça toutes les femmes et les mères de soldats le disent. En fait, nous faisons ce que nous pouvons, et bien maligne celle qui peut dire qu’elle y réussit, a-t-elle seulement les moyens de s’en rendre compte ? J’essaie, je fais ce que je peux, et souvent je n’en peux plus, je pleure, il arrive que les enfants me voient, tant pis, ensuite il me semble que ça va un peu mieux. Ada leur explique : votre maman pleure parce que votre papa est à la guerre, elle a de la peine, mais alors pourquoi il est parti demande la petite si ça fait de la peine à Maman, parce qu’il a pensé qu’il le devait, notre pays est en guerre contre l’Allemagne et les hommes sont partis pour sauver la France et l’Europe. Les garçons se taisent, mais quand ils sont seuls eux aussi jouent à la guerre.

Ils pleurent aussi parfois le soir, sans vouloir dire pourquoi, et je me sens impuissante à les soulager.


               J’ai cru pouvoir m’illusionner en racontant des histoires, en rêvant au passé, mais la vie me saute à la figure et je ne peux plus rêver ainsi à n’importe quoi.


               Au début du conflit en France, Laura s’est réfugiée en Suisse avec Mademoiselle. Elle ne voulait pas rester sur un territoire où des hommes allaient mourir. La pensée était noble. Est-ce que ça a empêché les hommes de mourir le moment venu ? Et les femmes françaises, avaient-elles le choix ? Quelle idiotie de riche ! Ça me rend méchante envers elle.


               Ma mère, je ne sais où elle est. Laura ne l’a pas revue. Il me semble qu’elle soit restée dans le sud du pays, elle ne voulait apparemment plus quitter Nice.

Lorsque nous sommes nous aussi entrés en guerre, Laura nous a dépêché Mademoiselle par cargo voyageur depuis un port italien, avant de s’engager comme infirmière. Mademoiselle ne sait si elle est près du front ou dans un hôpital de l’arrière. Je lui pardonne d’être d’abord partie en Suisse. Nous avons reçu une lettre d’elle disant que c’était horrible et qu’elle devait rester.


Caleb, mon Caleb, où es-tu ? Déjà trois mois sans nouvelle de toi.


               Mademoiselle nous est revenue, flétrie comme une petite pomme, douce et flétrie, ses yeux sont presque blancs et sa peau est plus fine, rose et parcheminée. Elle vit en ce moment chez Clara. Elle vient me voir souvent, elle a pleuré en apprenant que Caleb était parti et elle ne m'a dit : je suppose qu'en son for intérieur il ne pouvait faire autrement. Elle a bien dit : for intérieur, en français ! Oh comme je lui en veux d'avoir eu ce "for-là" dans son cœur !



               Voilà, c'est la situation telle qu'elle est, méchante et laide. J'attends que la guerre finisse. Notre voisin vient chaque jour. Il amène son chien et les enfants vont jouer avec l'animal sur la plage.

Lui reste près de moi. Il me regarde sans rien dire. Il bourre sa pipe et ne l'allume que lorsqu'il est installé dans le salon de verre. Son manteau est avachi. Je remarque ses doigts jaunis par le tabac, ses cheveux sont d'un blanc douteux, légèrement graisseux. Est-il toujours comme ça, ou est-ce moi qui le remarque aujourd'hui ?

J'ai toutes les peines du monde à supporter son regard. Il est si bon, si doux, et attentif. Il sait combien je souffre, et je souffre d'autant plus que je le vois dans ses yeux, dans toute la gentillesse qu'il a pour moi. Alors comme s'il comprenait, parce qu'il veut m'aider à respirer, à sortir de cette souffrance un temps pour qu'au moins je puisse la vivre, il se met à parler des plantations, du jardin, il ne me regarde presque plus, il farfouille dans les pots, touche à ma broderie avec ses mains salies, et avant de partir il me laisse la recette d'une tisane excellente pour les rhumatismes de Mademoiselle (ils ont à peu près le même âge). Je lui en suis infiniment reconnaissante.

A-t-il fait des guerres ? Sur quel continent ? Comme il a l'air triste parfois, et fatigué par la sollicitude qu'il est venu me porter. Peut-être est-ce l'écho de ses propres guerres ?

Qui s'occupe de lui ?


               Mais pourquoi Caleb est-il parti ? Qu'avait-il à y faire ? Avait-il quelque chose à montrer ? A se montrer ?

C'est ainsi les hommes ?



              Ces questions me sont venues après, bien après, lorsque j'ai eu le temps de mettre de l'ordre dans mes pensées, de les ranger de façon à ce que ça me fasse moins mal. A ce moment-là, ah ! à ce moment-là, lorsqu'on arrive à maîtriser ces questions, qu'est-ce qu'on devient intelligent ! Comme tout à coup on trouve de jolies raisons à tous ces actes fous, de bonnes, saines, honorables raisons ! Mais ce n'est pas ça, pas ça du tout que j'ai d'abord pensé, non, j'ai d'abord pensé (pensé un mot bien calme pour exprimer encore ce que je ressens parfois), il me quitte, il part, il s'en va, pourquoi me quitte-t-il, que lui ai-je fait ? Il ne m'aime plus, il ne m'aime donc pas ! Il ne va pas me laisser, il voit bien que l'idée seule me rend malade, non, il m'aime trop pour ça, mon Dieu, qu'ai-je fait pour lui déplaire, qu'ai-je fait pour qu'il ne m'aime plus, pour qu'il veuille partir aussi loin de moi, être blessé, se faire tuer, s'il m'avait quittée pour une autre femme, mais pour aller se faire tuer... Et ces nuits, ces dernières nuits auprès de lui, alors que nous nous farcissions la tête de nobles pensées : devoir, humanité, tout ce fatras, j'étais glacée, je ne voulais pas qu'il me touche, je lui disais que j'aurais trop de désespoir à l'attendre ensuite, que j'allais perdre mon courage à faire l'amour ces dernières fois avec lui, et je l'ai laissé partir ainsi, sans l'aumône d'une moindre caresse, sans l'abri de mon corps, comme un chien, c'était ma vengeance, ma fureur, celle que je n'osais pas lui montrer, celle que je n'avais pas moi-même la force d'admettre. Pourquoi lui aurais-je fait ce plaisir, une dernière fois, comment aurais-je pu me donner ce plaisir ? J'aurais tellement voulu l'aimer moins, lui. Il me quittait et il aurait fallu qu'on se donne une dernière caresse, comme s'il partait au bureau ? Non, je ne savais pas pourquoi il me quittait. Il n'y était pas obligé. Je ne le sais toujours pas. Maintenant je veux bien penser qu'il m'aime, j'espère, je sais, je crois qu'il m'aime toujours, que ce n'est pas à cause de moi qu'il est parti. Mais à cette époque-là, juste avant son départ, ah non ! Ça ! Je ne voulais rien savoir ! J'étais trop stupéfaite.

L'impression d'avoir été prise dans une mauvaise farce. Depuis des mois nous en parlions, comme nos voisins, comme tout le monde en avait parlé, de cette guerre, du départ possible, de la décision à prendre, de l'impérieuse victoire, nous en avions parlé ensemble, tous les deux, nous avions raisonnablement prévu l'éventualité, nous avions même prévu que nous serions courageux, quelle que fût notre faiblesse. Nous avions décidé ensemble qu'il partirait.

Mais qu'il le fasse, ça non ! Jamais ! Jamais je ne l'ai voulu !

Mais j'étais bête et je ne le savais pas encore.

Caleb, je te hais, je te hais de m'avoir laissée seule. Je te hais de n'avoir pas compris que, de toutes mes forces, je ne le voulais pas. Je te hais de m'avoir laissée seule sans ton amour tout contre mon cœur.


               Je ne pouvais pas savoir qu'il me faudrait tout ce temps, et que cela se fasse, pour devenir moins bête. Et je me hais de ne pas l'avoir su.




               Gidéon aussi s'est engagé. Il vient de partir. Clara est venue à la maison. Je l'ai vue pleurer, trépigner, crier. Tout ce qu'ils avaient construit si patiemment, et à quel prix, détruire tout cela et partir, à son âge, n'était-ce pas du plus haut ridicule ? Qu'espérait-il, faire de lui un héros ? Mais qui y croirait ? Pas elle, en tout cas ! De quel droit faisait-il cela ? Elle avait tout enduré de lui, tout supporté, même ses colères n'avaient rien changé, elle avait supporté, accepté le pire, et maintenant il lui faisait cela. Et bien elle serait, s'il le fallait, la veuve la plus digne de l'Etat. Mademoiselle ne pipait mot sous sa voilette, et moi j'étais sidérée. Clara aussi violente et passionnée que moi, les mêmes phrases dans sa bouche révoltée. Pour le coup, elle savait se départir de sa légendaire maîtrise. Et moi qui les croyais séparés, réunis seulement devant le monde. Elle avait une telle froideur à son égard, du mépris, distant, jamais je n'aurais imaginé cette fureur qui ressemble tant à la passion. Il me semblait que, à part moi et les jeunes femmes de mon âge, il n'y avait plus de femme qui éprouvât d'aussi puissants sentiments pour un homme. J'ai même ressenti un sentiment de gêne.

Tu vois, Caleb, il y a tant de choses que je ne sais pas encore.


               Toi non plus, Caleb, tu ne sais pas pourquoi tu es parti. Rien ne t'y obligeait, surtout pas ta position, c'était même folie considéré de ce point de vue. De quoi as-tu eu besoin ? Dis-moi, pourrons nous le savoir après tout ceci ? Voudras-tu bien, mon tendre, me le dire ?


               Gidéon, à bien y regarder, avait une telle moue de dégoût s'il lui arrivait de se considérer... Du moins j'ai ressenti cela il y a beau temps, lorsque j'étais enfant. Je ne sais pourquoi mais sous ses airs fiers et gentils, il m'a toujours paru écœuré de lui-même, déçu, profondément déçu, et triste. Et il ne semble pas que Clara lui ait été d'aucun secours. Cet homme a toujours été seul, très seul. Je n'en sais pas la raison, mais je n'ai jamais cru à ses gaietés, ni à sa bonté. Tout lui souriait dans la vie, sa naissance, la fortune, et la réussite qu'il en fit, il avait la plus jolie femme de la ville, la plus choyée et la plus respectée, il semblait l'aimer. Peut-être ne le lui avait-elle jamais rendu... C'est ce qui paraissait, mais que peut-on savoir des apparences ? Et puis cette explosion de sentiments, l'autre jour, qui ressemblait à l'amour... avec tant de haine, et quelle rancœur !

Comme me voilà faite ! Et moi, ne l'ai-je pas agoni d'injures mon Caleb, que je juge Clara en si peu de mots ?



               Mademoiselle regarde tout ça, muette, avec une espèce de recul dans les yeux. Elle doit en savoir plus long que moi, mais celle-ci, même sous la torture elle ne parlerait pas d'autrui.




               Dans un dernier éclat de fureur, Clara nous quitta cet après-midi-là, me laissant Mademoiselle et ses bagages pour "m'aider".

Lorsque j'eus fermé la porte, je vis Ada assise sur la plus haute marche l'escalier. Son regard était froid, son visage impassible. A ce moment, je n'aurais pas voulu être sa mère. C'est terrible le regard d'un enfant sur ses parents lorsqu'il les juge.



              Nous nous sommes réchauffées, Mademoiselle et moi, devant le feu du salon, l'hiver approche. Les enfants se sont montrés très calmes. Ada les a couchés et s'est mise elle-même au lit très tôt. Mademoiselle devait s'installer dans la chambre d'ami. Juste avant qu'elle ne se retire, elle m'a pris les mains sans rien dire, elle regardait ailleurs, ses mains à elles sont fripées, toutes petites et toutes fripées. Elle a l'air si vieux maintenant. Elle a chuchoté tout à coup que je n'avais pas à m'en faire, Caleb m'aimait trop pour risquer sa vie inutilement, le pauvre Gidéon n'avait pas ce soutien-là. Elle était heureuse de venir habiter chez moi mais elle pensait beaucoup à Laura, à ce qu'elle devait endurer là-bas, peut-être tout près du front.



               Hier, nous avons eu du courrier de France. Il y avait une lettre de Caleb. Elle est par endroit griffonnée de noir, je ne peux pas lire toutes les lignes, je n'avais pas imaginé cette censure. Ils sont montés en première ligne, il a été dans toute l'horreur des combats. Il m'aime, il m'aime tant, il ne cesse de me le dire, il veut m'embrasser, me serrer contre lui, il n'a pas assez de toutes ses secondes pour penser à moi. Il veut me rassurer, à tout prix, chaque mot est une caresse qui veut me faire oublier. Et qui me fait encore plus craindre tout ce qu'il ne dit pas. Je ne peux plus m'arrêter de pleurer. Et s'il était blessé, s'il souffrait plus que de raison, je sais que toute souffrance est indigne, mais il me semble qu'il est un seuil au-delà duquel elle est encore plus indigne, au-delà duquel l'homme n'est plus qu'une chose asservie, et j'ai si peur que ça lui arrive, je voudrais tant qu'à ce moment, si ça devait lui arriver, le monde entier soit compassion pour lui puisque je n'y serai pas. Je ne veux pas penser qu'il puisse avoir à souffrir mille douleurs, ou une simple blessure, et que je ne serai pas là pour le secourir, le soigner, empêcher la souffrance de le tordre. J'ai peur de le perdre, tout le temps peur, à me couper le souffle.


               Clara est arrivée avec une lettre de Gidéon. Il n'y est pas très expansif, il n'est pas encore allé en première ligne, son régiment se prépare, il dit regretter, il ne dit pas quoi. Clara nous a lu sa lettre, nous ne lui avions pas demandé. Je n'ai pas lu la mienne, elle a paru surprise, choquée même. Il ne m'est pas apparu que je devais la lui lire. J'ai simplement donné de bonnes nouvelles.

Nous avons passé le reste de la soirée ensemble dans le salon, à nous raconter des histoires qui n'avaient rien à voir avec la guerre, des cancans de la ville. Ada est restée avec nous. Cette fois, elle s'est assise tout contre sa mère. Elle était pâlotte et semblait effrayée. Il est impossible, dans ces moments-là, de la faire parler. Il n'y avait pas un mot pour elle dans la lettre de son père.

Comme il était tard j'ai proposé à Clara de dormir à la maison. Elle a fait prévenir chez elle par son chauffeur, et Mademoiselle lui a offert sa chambre. Mademoiselle a dormi avec moi. Pour la première fois depuis le départ de Caleb, j'ai eu un sommeil à peu près tranquille. Mademoiselle a pris ma main, elle a chuchoté ses prières puis elle a éteint la lumière. De ma vie, je n'avais autant eu besoin de sa présence délicate et attentionnée.

Elle a fait merveille avec les enfants. Cela donne du répit à Ada, qui en plus de ses devoirs de collège est sans cesse appelée par eux. J'essaie comme je peux de faire en sorte qu'ils ne l'accaparent pas trop, mais elle-même semble rechercher leur compagnie autant qu'eux  la sienne.

Mademoiselle a encore rapetissé, elle est toute petite, comme une toute petite vieille fée, et les enfants sont sous son charme.



               Clara a réussi à m'entraîner là où je ne voulais pas aller : aux réunions de familles de soldats. Nous y parlons des nouvelles du front. En fait, comme nous recevons tous les courriers en même temps puisqu'il dépend des bateaux, nous avons tous à peu près les mêmes nouvelles.

J'ai tant de mal à supporter les autres, leur douleur, leurs jérémiades, les miennes me suffisent. Lorsque je rentre à la maison, il me semble rapporter une moisson de malheur. Ce sentiment de réconfort que disent éprouver ces gens à être ensemble à partager leur inquiétude m'épuise et m'endolorit encore plus.

Les nuits qui suivent ces soirées sont des enfers sans fin. A l'aube je ne sais plus que faire, parfois il me faut aller dormir dans le sable froid sur la plage pour retrouver le goût des baisers qui me manquent.

J'ai décidé de ne plus retourner à ces réunions. Ça suffit. Je préfère les soirées silencieuses et tranquilles auprès de Mademoiselle. Elle, au moins, n'essaie pas de me faire croire n'importe quoi, que les enfants soient un réconfort, que s'occuper les mains occupe l'esprit (tricotons ensemble pour nos pauvres soldats), que nous sommes bien heureux, en France les populations sont atteintes si profondément dans leur chair, la guerre n'est pas sur notre territoire, quelle est l'idiote qui a osé émettre une telle bêtise ! Dè que l'on est atteint, il n'y a pas de mesure. Je serais peut-être plus atteinte si les enfants et moi étions en danger directement, mais en danger nous le sommes, en danger de perdre ce que nous chérissons le plus, alors serais-je plus malheureuse en France ? Qui peut le savoir ?



               L'hiver est bien engagé. Les fêtes de Noël ont eu lieu, mais le cœur n'y était pas. Je préfère ne pas y penser.

               Cette nuit je me suis éveillée. Le drap crissait sous moi. J'étais en sueur, je sentais le poids du corps de Caleb sur moi. Ce qui m'a fait hurler, c'est sa caresse en moi qui me soulève le ventre, et son absence.

               Clara reste maintenant plusieurs jours de suite. Elle ne décolère toujours pas. Je reste stupéfaite devant la rage qui m'animait, moi, les premiers temps du départ de Caleb, et que je vois flamber en elle.

J'ai déchiré Caleb à pleines dents de m'avoir laissée. L'angoisse-même qu'il pût être en danger était une raison de plus de lui en vouloir, la preuve qu'il ne m'aimait pas puisqu'il m'infligeait ce souci de sa vie.

Et mon Dieu, pendant ce temps je ne voulais pas imaginer que je lui manquais, qu'il souffrait de la guerre, de toutes ces horreurs qu'elle traîne derrière elle, mais aussi, tout simplement du manque de moi.


               C'est de la rage qui habite Clara. Parfois j'entre dans une pièce où elle est seule avec Mademoiselle, j'ai juste le temps d'entrevoir sa bouche pincée avant qu'elle ne baisse les yeux sur son ouvrage, elle hoche la tête en silence, son air de ne rien vouloir dire en dit encore plus long que ses explosions de colère.

Mademoiselle garde un silence prudent. Elle a parfois de rapides regards, consternés, qu'elle essaie vainement de me dérober. Je n'insiste pas.

Un soir, elle m'a dit en confidence, mon Dieu priez pour notre Clara, elle souffre tant de ne savoir aimer.

Rien que cela me semble un sacrilège. Pourtant, j'ose penser qu'elle aime Gidéon autant que j'aime Caleb. Décidément, je n'y comprends rien.



               Mademoiselle guette toujours le courrier avec autant d'attention, et je sais qu'il ne s'agit ni de Caleb, ni de Gidéon. Mais de Laura. Et là, le courrier est muet. Mademoiselle est allée un jour, seule, prendre contact avec la Croix Rouge pour connaître les engagements possibles de Laura. Soit on n'a pas su lui répondre, soit on ne l'a pas voulu. Elle avait l'air si désemparé, perdu, en revenant, une petite orpheline très vieille. Je l'ai cajolée sans trop en avoir l'air, elle a tant de pudeur.

Mais je la sens pétrie de détresse.

Le lendemain, notre voisin est venu présenter ses respects à Mademoiselle. Ils ne s'étaient encore jamais rencontrés. Il l'a saluée avec déférence, en déclinant son nom. Il avait un petit air complice qui m'excluait, une complicité d'âge, maligne, que je ne pouvais partager, et dont ils voulaient garder le plaisir.

Le soir, Mademoiselle était apaisée. Ils avaient parlé de la France. J'appris qu'il avait réellement des origines françaises, et qu'ils avaient ainsi parlé longuement des endroits qu'ils connaissaient tous les deux.

Peut-être avait-il pu rassurer Mademoiselle, imaginer avec elle les lieux et les gens qui sauraient abriter Laura.

Il a le don d'arriver exactement au moment où sa présence fait du bien.

               Il a également croisé Clara qui n'a pas semblé trop l'apprécier. Il est proprement vêtu, me dit-elle sournoisement.

Et lui, quelques jours plus tard, me fit cet aparté : c'est une dame qui doit beaucoup souffrir, elle n'a pas le don du pardon.

Je n'aime pas qu'on critique Clara, quoique moi je me permette intimement de penser à son propos. J'ai vivement répondu qu'on ne savait rien de ce qu'elle avait à pardonner, et si c'était Dieu possible. Je n'en sais rien moi-même, mais je ne souffre pas qu'on l'accable plus qu'elle ne le supporte déjà.



              Nous avons passé une soirée tout à fait particulière, Mademoiselle, Clara et moi. Ada était assise au coin de la cheminée, un livre à la main, et les enfants étaient au lit.

Nous tricotions, Ada n'a pas lu une ligne de son livre, les yeux rivés sur la même page qu'elle ne s'est même pas donné la peine de tourner.

Nous tricotions, et je trouvai la scène insolite. Il y a peu, jamais je n'aurais pensé que nous puissions ainsi être réunies. Mademoiselle était peut-être sortie de ma vie pour toujours, et les relations avec Clara n'étaient pas si tissées qu'elles puissent me laisser imaginer un tel rapprochement.

Nos hommes sont à la guerre, voilà ce qui nous réunit. Et Mademoiselle nous gouverne, à nouveau, comme deux enfants impatientes, torturées et insatisfaites. J'imaginai Sarah à cet instant. Je crois qu'elle aurait été assez aise de voir Clara si faible. Elles ne s'aimaient pas beaucoup ces deux-là.


 
              Pour autant, et bien qu'elle soit maintenant tous les jours présente, Clara ne se rapproche pas d'Ada. Ada semble ne rien attendre. Elle reste immobile le plus souvent, à peine curieuse de savoir si son père est encore en vie. Elle regarde sa mère comme un chat guette une souris qu'il ne peut attraper, avec un semblant de détachement et un cruel appétit. C'est si bien réussi que je m'y tromperais moi-même si je ne la connaissais pas ; et si je ne savais pas que les plus profonds attachements d'Ada se manifestent par la plus royale apparence d'indifférence. Il m'est arrivé d'en faire les frais.



               Clara me parait tout à fait ignorante de ce qui peut habiter sa fille. Elle n'est ni insouciante, ni indifférente, mais ignorante. Et c'est surprenant à quel point cette femme parfois si fine, si intelligente et sensible, se montre grossière dans le sens où elle ne semble rien ressentir à cet endroit, comme une bûche taillée dans le bois. Elle considère Ada en belle plante, bien nourrie, elle en est fière, pense que les besoins de son enfant sont comblés, et c'est à peu près tout. Le temps est fini où elle s'abîmait dans sa contemplation, le front soucieux.

Et je n'arrête pas d'être étonnée : comment ces deux êtres, si liés l'un à l'autre, peuvent-il à ce point être dans l'ignorance l'un de l'autre ?

Encore l'ignorance n'est-elle pas le fait d'Ada. Elle reste plutôt dans l'attente, dans l'expectative. Et Clara continue de parler comme si de rien n'était, comme si les silences d'Ada, ses réticences et ses retraits, sa passivité étaient les choses les plus naturelles qui soient.

Au-delà des énervements que je ressens envers mes enfants, de la tendresse viscérale qui me remue le ventre et le cœur, un attachement quotidien aussi simple et journalier que les soins que je dois leur apporter ne pourraient permettre que je me fige dans une telle attitude.

J'ai espéré, un moment, que les évènements les rapprocheraient, comme ils l'avaient fait pour Clara et moi. Je ne suis pas sûre de ne pas en être un peu responsable. Cela fait si longtemps que j'assure, moi, le soin pour Ada... Je me sentirais mieux si je les voyais réunies. Mademoiselle, à qui j'en ai touché un mot, me répondit que c'était ainsi avant qu'Ada quitte la grande maison, et que l'on ne peut rapprocher deux arbres plantés de chaque côté d'un verger. L'amour qu'elles ont l'une pour l'autre ne l'a pas permis, ce que la Grâce ne peut faire...


               J'ai maintenant régulièrement des lettres de Caleb. Il est resté longtemps en première ligne puis il est retourné à l'arrière, est revenu en première ligne, il a même eu une permission pour visiter Paris. Pendant ces quelques heures où il ne risquait plus rien, il s'est promené et me dit m'avoir vue à tous les carrefours de la ville. Sans cesse il pense à moi et aux enfants, le jour, la nuit, entre les combats, dans le repos. Et à Paris, il a pris le temps de rêver à nous, à moi. Il s'amuse de sa peur. Comme un petit démon pervers, il essaie de la réduire à néant. Il n'a encore jamais été blessé, mon coeur se calme, peut-être va-t-il bientôt me revenir sain et sauf, et mon Dieu je lui ferai des scènes pour tout, et même de jalousie, qu'il ne s'avise pas de regarder une autre femme, je le tuerai, et nous en rirons !

(Mon Dieu, le lit est si grand, immensément grand. Si je m'endors, ses doigts sont sur mon corps, il m'éveille, me caresse, j'adore ça, je le lui rends bien. Je voudrais être à la première caresse, la première fois, le premier jour, entre nous secret. Bien après les premiers baisers, ce premier jour où j'ai senti la caresse de ses doigts, dans mes cheveux, sur mon ventre, ma chair gonflée et heureuse.)



               Parfois la présence de Clara me pèse. Je trouve ses criailleries fatigantes. Quoiqu'il se soit passé entre Gidéon et elle, je ne trouve plus ses reproches de saison. Peut-être ma colère contre Caleb s'étant épuisée, je ne supporte plus celle de Clara. Elle n'a pas l'air de l'aimer et ne cesse cependant de rager contre lui, qu'il l'a abandonnée après tout ce qu'elle a souffert de lui. Voyez-vous, il me semble qu'elle radote, qu'elle enroule sans cesse autour de son doigt une plainte inutile, sincère mais toujours reprise. Peut-être ainsi s'empêche-t-elle d'en sentir la véritable douleur ? Ca me déplait de trouver cela mesquin, mais je ne peux m'en empêcher.

C'est difficile, j'ai souvent la langue levée pour lui dire : je t'en prie, Clara, cesse, ou alors dis-nous vraiment le tourment qui t'enrage. Je n'arrive plus à croire à ses lamentations, je ne crois pas qu'elles soient sans fond, mais elle les fait tourner comme une ritournelle dont elle aurait perdu le sens.

Et puis, elle me distrait de Caleb alors que j'ai besoin de tout mon être pour l'imaginer. Le temps et la peur me brouillent les yeux. Je l'imagine jour après jour. Je ferme les paupières et je vois le grain de sa peau dans le cou que j'embrasse. Je fais avec lui le chemin de toutes les heures qui passent, je l'aide à venir me rejoindre. Parfois la commissure de ses lèvres devient floue, je cherche ses lèvres avec mes lèvres jusqu'à ce que mon baiser le ramène à moi. Une seule chose compte maintenant pour moi, je l'attends, je l'attends mon Dieu tous les jours. Et je fais tous les jours le chemin avec lui, j'écarte les balles, je chasse la maladie, le froid ou la chaleur, le soleil trop fort, et tous les ennuis quotidiens d'un front que je ne connais pas mais que je recrée sans cesse pour lui, pour écarter tout danger de son chemin, de son sommeil, de ses rêves.


              Je me sens moi-même malade. Malade de son absence et je me soigne. Je construis pour lui, jour après jour, un pont sous mes pas pour traverser le vide de son absence, pour vivre jusqu'à son retour, jusqu'à ses bras qui se refermeront sur moi, je me sens l'âme talée comme une vieille pomme, je la soigne, je l'entoure de mille précautions pour aller mieux, pour le rejoindre de l'autre côté du gouffre de cette guerre.

(Simplement retrouver ses bras tendres autour de moi, et son amour chaud tout contre mon cœur. Mais comment font les gens qui n'ont pas cet appui-là ? )

Je prends soin de moi, je ne me tape plus la tête contre les murs de désespoir. Je me dis qu'il est encore vivant, il n'a pas été blessé, nous avons de la chance. Je respire doucement, j'apprends à supporter, je me discipline, je deviens patiente, moi. Qui l'eût cru ? Cela fait sourire Mademoiselle qui suit mes efforts avec affection, surtout lorsqu'elle me voit m'appliquer à brosser et natter la lourde chevelure mousseuse d'Ada, elle sait quel exercice d'infinie patience cela représente pour que n'apparaisse aucune grimace sur le visage d'Ada. Et Ada se prête gentiment à mes mains, et sourit aussi. Je me sens au chaud entre elles.


               Dans la ville, on me juge mal selon Clara. Je ne fais aucun effort pour me mêler aux autres, ou si peu. Je n'ai pas aimé mêler mes larmes, mes espoirs, mes chagrins à ceux des autres. Ce fut très mal apprécié. A quel point je m'en moque !

La petite demoiselle de la poste m'envie, ou me hait peut-être. Elle pleure son fiancé, prisonnière derrière son comptoir. Il est mort en décembre. Je sais tous les avantages de ma position, et le loisir qu'elle me donne. Seule, la demoiselle de la poste me fait rentrer le cou dans mes épaules lorsque je prends mon courrier et que je sens son regard sur ma nuque.

Je ne suis pas heureuse, non, ça je ne le suis pas. Mais au moins je n'en veux pas au reste de la terre. J'aimerais que Clara puisse aussi se reposer un peu.

C'est si dur, j'ai toujours aussi peur.

Je quadrille le temps. Mademoiselle, Ada, la bonne, j'ai de moins en moins de travail. Les enfants ont appris à se passer de moi. Ils viennent m'embrasser, se faire cajoler entre deux chamailleries, mais ils évitent soigneusement le salon de verre lorsqu'ils m'y voient sommeiller. Notre voisin continue de venir, régulièrement. Il fait des réussites avec Mademoiselle qui apprécie sa présence et sa façon "pointue" de parler français.

Je brode, et chaque point est une unité du temps qui passe.


               Je vais quelques fois me promener avec les garçons sur la plage. L'autre jour, alors que je rentrais, j'ai trouvé notre voisin assis dans le salon de verre avec Clara. En entrant vivement dans la pièce, j'ai vu mourir sur les lèvres de Clara le prénom de Laura. Etourdiment, j'ai dit : nous avons enfin de ses nouvelles ? Non, a répondu notre ami, nous parlions, simplement. Je me suis sentie si maladroite et honteuse lorsque j'ai vu les yeux rougis de Clara. Je me serais battue. Je crois que c'est à partir de ce jour que Clara a perdu la voix criarde qu'elle avait depuis le départ de Gidéon. Elle est restée tout le jour à la maison, dînant jusqu'au soir. Mais elle a voulu retourner chez elle. Pour la première fois lle est allée embrasser les enfants dans leur lit. Ada l'a accompagnée jusqu'à sa voiture.

Nous nous sommes couchées très tard ce soir-là, Mademoiselle et moi. Nous avons parlé longuement, très longuement. Je ne suis pas sûre d'avoir tout compris. Ni non plus que Mademoiselle elle-même ait été capable de tout comprendre de ce qui lui était apparu dans la grande maison. Mais vraiment, si cela était, je n'aurais plus le cœur de me plaindre à propos de Clara.


              Je ne retiens pas tout des souffrances passées, mais il faut bien les accepter. C'est comme des feuillets sans cesse relus, relus parfois jusqu'à l'écœurement. Pour aimer il faut bien se servir de son cœur, un cœur qui a déjà servi. On voudrait ne rien savoir. On voudrait que la lecture ait tant et tant été faite que les feuillets soient effacés, et tout oublié.

Je ne retiens pas tout des souffrances des autres, je voudrais avoir oublié les miennes, les unes sont dans mon cœur, et il faut pourtant que les autres m'aient effleurée sans que je m'en sois rendue compte, sinon je n'aurais pas cette compassion pour Clara que je sens comme une prière en moi.


              La Nouvelle, la grande Nouvelle est arrivée : il n'y a plus de combat ! La Paix va être signée ! Les soldats commencent à revenir du Front. Caleb va revenir !

Mon Dieu, je n'y crois pas ! Après tout ce temps... Il me semble que c'est un étranger, un inconnu qui me revient.

Je tremble à y penser, je suis émue, je pleure, je me pique les doigts avec l'aiguille à broder dont je n'ai plus besoin pour discipliner mon impatience.




Il faut attendre. Mon Dieu, nous avons tant besoin de patience. Il faut encore nous habituer.




Il revient, vivant, sans blessure. Le message m'est parvenu. Le temps tremble en moi. Je n'ai plus de courage, mes genoux vacillent. Je ne savais pas que le retour serait à ce point inattendu, moi qui l'ai prié tous les jours, inattendu et inconnu. Je ne sais plus rien de ce qui va arriver, seulement ces mots, Caleb revient, qui est-il, comment est-il ? J'ai tout oublié. Il va falloir tout réapprendre, tout apprendre.


Il faut bien tout ce temps rien que pour m'habituer à ces quelques mots sans qu'ils me fassent sursauter, trembler ou pleurer. Je m'applique.

Si tout à coup, l'idée me vient comme ça, au milieu du flot de pensées qui ne cessent de m'envahir et de me traverser (il faut que je lui achète des chemises, son linge de corps doit être lavé et tout frais pour son retour, mon Dieu il doit avoir maigri, je vais habiller les enfants de neuf ; ou encore : il faut que je nettoie son porte-pipe et les pièces de son jeu d'échec, que je range les livres que j'ai dérangés...), si là, au beau milieu de ces pensées confuses, cette autre pensée toute simple (il va revenir) me secoue, je fonds en larmes, je me mords les lèvres, je tremble comme une feuille.



               Mademoiselle m'aide beaucoup. Elle s'affaiblit légèrement, elle devient diaphane. Elle croit que, toute occupée à mon proche bonheur, je ne la vois pas. Elle m'est trop chère pour que je ne la surveille pas.


               Une autre nouvelle est arrivée : Gidéon est mort, le 18 mai. Nous ne le savons que maintenant. C'est un sergent qui l'a ramené dans les lignes alliées en le portant sur son dos.

Clara est veuve.

Dès que je l’ai appris, je suis allée dans la grande maison. Clara était alitée. Je suis montée dans sa chambre. Elle était brûlante de fièvre.

J'ai tout entendu. Son chagrin et le reste. Le passé.

De ce que Mademoiselle n'avait pas saisi, son intuition l'en avait avertie. Et moi, je suis restée stupide, ahurie par la vérité.

Clara, dans mes bras, a fini par s'endormir. Sa chemise était mouillée de sueur et de larmes. Ses longs cheveux humides collés en torsades folles tout autour d'elle. Elle était secouée de frissons.

Je suis certaine que tout ce qu'elle a dit est vrai.

Je me suis endormie toute habillée sur le lit, la serrant dans mes bras, réveillée par des sursauts quand elle essayait d'échapper vainement au cauchemar de son sommeil.

Et l'éclat de sa douleur faisait briller mon cœur mouillé de larmes.

A l'aube blanche, j'étais glacée. Mon Dieu, comme la souffrance est humaine. Et moi, j'ai besoin de Vous pour supporter tout cela. Toutes ces douleurs anciennes que je ne savais pas, qui se sont révélées à moi sans que je les appelle.

A l'aube blanche, je brûlais de la chaleur souffrante de Clara.

Longtemps je l'ai regardée, éveillée ou dans son sommeil, ma main sur son front, sa tête sur mon sein, son corps roulé en charpie contre mon ventre, jusqu'à voir le fond de son âme.

Je crois que de ce jour j'ai gardé un peu de fièvre, en connaissance.




Après nous être si longtemps frottées l'une à l'autre, tous les jours, nous qui avons usé nos tissus à nous croiser dans le cadre des portes, dans les embrasures de fenêtre et les embrassades des fêtes, jour après jour, nous connaissions-nous si peu que nous n'ayons vu, sans soupçon, que le sourire de l'autre ?



               Clara est veuve. Elle est digne comme elle l'avait prédit. Mais d'une toute autre manière qu'elle ne l'avait imaginé. Personne ne s'aviserait de lui porter témoignage de son deuil.

C'est que, maintenant, Laura est officiellement portée disparue.

Elle était bien engagée comme infirmière à la Croix-Rouge. Elle a été suffisamment près du front pour avoir été tuée. Nous n'en savons rien et les autorités concernées ne peuvent nous donner aucune certitude. Elle a simplement disparu.

Mademoiselle est devenue très blanche. Elle s'est amenuisée d'un coup. Je mets ma tête sur son épaule mince et frêle et je lui dis que j'ai besoin d'elle, maintenant, chaque jour. Je l'aime, ma petite vieille, et j'ai besoin d'elle. Je ne suis pas sûre que cela suffise à la retenir. J'ai peur qu'elle ait envie de s'éteindre.


              Au milieu des derniers préparatifs du retour de Caleb, pour ce jour où j'irai l'attendre sur le quai devant le grand bateau de ferraille, Ada est venue me dire qu'elle partait. Je lui ai demandé si elle était sûre de sa décision, où irait-elle ? Sans aucun doute, elle était sûre de ce qu'elle voulait : aller New-York ou à Paris, pour y apprendre le dessin. Elle est jeune fille et elle hérite pour une grande partie de la fortune de son père. Elle ira dire au revoir à sa mère avant de nous quitter.

Je vois Clara de temps à autre. Elle a de nouveaux plis, très fins autour de la bouche qui se froissent quand elle articule. Car Clara ne parle plus, elle se force à articuler pour se faire entendre quand elle en a besoin.


Je vois bien que Mademoiselle veut retourner en France. Je suppose qu'elle veut y poursuivre la recherche de Laura, mais elle n'ose pas m'en parler. Elle m'a redit hier soir, avec insistance, qu'il ne fallait pas me laisser tant que Caleb ne serait pas là.



Il me semble que d'aimer me réduit à cet amour.




Il ne me reste plus qu'à attendre. Je range la maison jusque dans ses derniers recoins. Mon bon ami de la plage m'aide à régler ma respiration sur les pas que nous faisons ensemble sur le sable. Le temps s'apprivoise, la Paix aussi.

J'ai hâte, comme j'ai hâte.


Je suis allée chez Clara lui rendre les feuillets violets, anciens, que j'avais trouvés dans le grand salon abandonné. Ils n'avaient plus rien à faire chez moi. Je n'ai plus à préserver que moi.





ADA


   ¨¨¨

Ada


             Je les ai tous quittés, Ruth dont j'aime tant la douceur, Caleb, et les garçons qui m'obligent à trouver la vie jolie, ma mère de plus en plus petite, de plus en plus faible, de plus en plus secourable, et de plus en plus malheureuse. Mon père est mort dans une tranchée de France à la toute fin de la guerre. Une mort absurde, inutile. Je l'ai si peu connu. Nous habitions tous deux la grande maison dont la maîtresse était Maman. Je me souviens de l'odeur délicieuse de son écharpe en laine, mélange de tabac, de parfum d'homme et d'herbes des bois... Il allait souvent à la chasse avec ses amis. Ils dormaient alors loin de leur maison, loin de leur femme, et revenaient avec un sourire plein de liberté, un sourire qu'on ne voyait sur leurs lèvres qu'à cette seule occasion.

Mon père décédé, Caleb revenu dans la maison de Ruth, je me suis sentie enfin libre. J'eus envie d'avoir aux lèvres le même sourire que mon père. Je le voyais peu et pourtant, avec sa mort, sa présence dans la grande maison me parut indispensable. Il a fallu cela pour que je m'en rende compte. En fait il vivait dans la petite maison au fond du parc, le pavillon. Il y dormait. Tous ses livres étaient réunis là et il passait de longs après-midi à lire, ou à dessiner des champignons. J'y glissais parfois mon nez sans qu'il me voie. Après un long moment où je restais cachée derrière un gros fauteuil en cuir, j'entendais : "Ada, ferme la porte s'il te plait, il y a des courants d'air, je ne veux pas qu'il fasse voler mes feuilles". Il m'avait devinée, ou entendue... Je me taisais encore en me blottissant dans le vieux fauteuil au cuir griffé par les pattes des chiens. Je comprenais la solitude de mon père : une solitude bienheureuse. Cette petite maison était un endroit privilégié, protégé. Pas de cris, pas de visite, sauf quelques amis, toujours les mêmes, emmitouflés dans une espèce de redingote de chasse, un verre de bourbon dans une main et un cigare dans l'autre. Les quelques fois où je m'y trouvai avec eux, je respirais avec volupté les fumées dansantes devant le feu de la cheminée, et je me sentais acceptée dans le saint des saints, là où le véritable pouvoir s'exerçait, celui de s'abstraire de la grande maison, celui d'échapper à l'ordre de ma mère.

Pendant la grande traversée vers l'Europe, réfugiée sur la couchette du bateau lorsque j'avais mal au cœur, je pensais à mon père.


               Ruth voulait que je rende visite à ma mère, et moi je ne le voulais pas. J'étais si bien dans la maison de Caleb et de Ruth, avec les garçons comme petits frères.



               Dans la grande maison, j'ai vécu avec des fantômes. Des fantômes vivants, mais des fantômes. Je n'ai ressenti la réalité des êtres que dans la maison de Ruth. Avant, je frôlais des ombres. Je les évitais comme on évite les murs. Il y avait une vitre entre eux et moi. Je passais ma vie à les éviter sans m'en rendre compte. Lorsque j'arrivai chez Ruth, je me heurtai aux voix. Je ne m'étais jamais laissée pénétrer par la voix d'autrui. C'était comme les corps, je les laissais glisser sur moi, je ne me laissais pas toucher. Chez Ruth, je fus d'abord assaillie pas la voix des garçons. Elles avaient la propriété de m'accrocher le coeur. J'avais envie de les entendre plutôt que de fermer mes oreilles. C'était surprenant et affolant. Pour la première fois je me sentais appelée. Les garçons avaient cette propriété que toute personne vivant avec eux leur appartenait. Je leur appartenais, comme leur mère, comme leur père. Je me sentais enfin présente, ils avaient l'art de faire que je me sente présente.


               Je ne suis pas partie d'un seul coup. D'abord, après la mort de mon père, je consentis enfin à visiter ma mère. Ruth en parut très heureuse. Je doutai un moment qu'elle veuille se débarrasser de moi pour être seule avec Caleb. Je m'en veux de pensées aussi basses. Je crois plutôt que, comme moi, elle sentait ma mère perdue. Cette femme arrogante pliait sous le poids de la solitude et du deuil. C'est pourquoi j'acceptai d'aller la visiter. Elle ne voulait pas venir chez Ruth, prétextant qu'elle allait déranger. Je la trouvai toute petite, toute menue au milieu du grand salon qu'elle avait rouvert. Au-dessus de sa tête trônait le portrait magnifique, au pastel, d'une jeune femme inconnue. Je me rappelle avoir vu ce tableau quand Ruth m'emmenait en cachette dans le grand salon fermé. Ma mère me parla, enfin elle me parla comme à un être humain, me disant sa tristesse de la mort de mon père... J'eus l'envie soudaine de lui lancer à la figure que c'était trop tard. C'était bien tard, et je me tus. Cela aurait servi à quoi ? Je rentrai toute songeuse chez Ruth. Caleb était déjà couché, à huit heures du soir. Nous mangeâmes dans la cuisine, les garçons avaient dîné et jouaient dans leur chambre avant de s'y endormir. Ruth semblait triste et je ne lui parlai pas de maman.

Caleb restait très éprouvé par ce qu'il avait vécu en Europe. Il parlait aux garçons des tranchées, de la boue, du froid, d'explosions de cadavres gelés. Il prenait l'habitude de s'anesthésier au bourbon, comme mon père l'avait fait avant lui. Sauf que Caleb était aimé, lui, et Ruth tentait tout ce qu'elle pouvait pour le ramener dans notre vie. Les garçons l'évitaient, à moins qu'il ne leur dessine des maquettes d'arme. J'ai toujours trouvé ces histoires d'arme absurdes. "Regardez dans quel état Caleb nous revient de guerre, et tous ceux qui ne sont pas revenus... et les terres d'Europe ravagées avec leurs contingents de civils évacués..." J'ai bien compris toutes ces choses en accompagnant Mademoiselle à la Croix Rouge. J'ai pris en aversion toutes les femelles hystériques qui glorifiaient la guerre et les soldats, et leurs souffrances. Mademoiselle avait alors de petits silences pointus en bouche qui disaient largement sa désapprobation. Je ne peux pas dire qu'elle me manque, mais souvent je pense à elle, elle avait meublé ma vie dans la grande maison et m'avait donné des raisons de venir manger à table avec les autres.


               Une ombre plane encore sur moi, une ombre bienfaisante apaisante, douce, et sombre. Sarah. J'ai eu hâte d'aller la voir. Elle nous a quitté il y a quelques années. Invoquant mon âge, maman a décidé de se passer de ses services. Tous les parfums disparurent de ma vie. La cannelle de son cou, le poivre de ses bras, le caramel de sa gorge. J'avais pris l'habitude de coller ma bouche à la naissance de son cou et de téter. Jusqu'à ce qu'elle parte, je l'ai tétée ainsi. Depuis, j'ai constamment la gorge sèche. Du jour au lendemain, elle dut faire ses valises -elle en avait bien peu-. Elle prit le train avec une malle et deux ballots. Je l'accompagnai avec Mademoiselle. Il semblait que Mademoiselle avait de la peine : " Ma brave Sarah, j'espère que tout se passera bien pour vous, il n'y a pas de raison, vous allez... nous...manquer. Saluez votre époux de ma part, ainsi que ce bon révérend". Sarah retournait d'où elle venait, avec son mari. Elle s'occuperait de la maison du révérend, celui-là même qui l'avait adressée chez nous. "Elle n'a rien pour être malheureuse, elle repart avec les économies des bons gages que nous lui avons fournis,  il est bien que ces gens-là restent entre eux". Voilà tout à fait le genre de phrases qui m'éloigne pour longtemps de ma mère.



               J'eus 18 ans, et la fortune que m'avait léguée mon père. Ma mère n'osait plus me diriger, Ruth semblait penser que je ne pouvais rien faire d'autre que du bien... J'allai moi-même à la gare centrale me renseigner sur les trains. Le lendemain de partais rejoindre Sarah.




               Peut-être n'aurais-je jamais dû retourner vers Sarah. Je me suis très vite sentie l'esprit vide. Ma Sarah... Elle m'a tout de suite appelée mon petit, mon tout petit, comme avant, et j'ai posé mes lèvres à la base de son cou. Il fallait voir les yeux écarquillés des gens sur la quai de la gare. Le révérend nous a demandé très vite de monter sur sa charrette, et nous regagnâmes son presbytère. Il y avait ici quelque chose qui n'existait pas dans la grande maison : les noirs ne vont pas là où sont les blancs, et ma visite était... incongrue pour tous ceux qui ne nous avaient pas connues avant... Je compris tout de suite que, dans ce monde, je ne pouvais étreindre ma Sarah comme là-bas. La grande maison m'apparut comme un repaire bienveillant, où la vie n'était pas tout à fait comme ailleurs... Ma mère, au moins, m'a laissée vivre cela... Ca l'arrangeait bien, je n'étais pas comme d'autres enfants tout le temps en train de réclamer quelque chose en tirant sur ses jupes. Mais la rupture était plus profonde que cela. Nous nous regardions, Sarah et moi, je voyais ma mère, mon âme, dans ses bras noirs. Mais je n'avais plus la taille nécessaire, je ne pouvais que la regarder impuissante à me rendre l'âge bien-aimé de sa protection. Je savais qu'elle m'aimait toujours, comme moi je l'aimais, pourtant les liens étaient cassés, comme la ficelle rompue d'un vieux tricot. Je ne pouvais plus être la petite qui grimpait sur ses genoux pendant qu'on entendait les portes se refermer sur les visites habituelles de mon autre mère. Après les premières embrassades, nous optâmes pour une tendresse distante, comme si le passé, au lieu de nous réunir, nous séparait. Je n'étais plus son petit, elle ne pouvait plus me protéger de ma famille.



              Je rentrai très vite chez Ruth, pour y préparer d'autres bagages.


              J'étais poussée hors du nid. Je ne pouvais retourner vivre dans la grande maison, je m'y sentais totalement étrangère. Je me sentais aussi étrangère dans la maison de Ruth, comme si la visite chez Sarah m'avait transformée en poussin humide, tremblotant sur le bord de la route, éjecté froidement de sa coquille brisée. Je me retournais dans mon lit qui m'avait si bien accueillie quand j'avais voulu quitter ma mère. Les plis des draps me grattaient les cuisses et le dos au lieu de s'enrouler chaudement autour de moi. Décidément, un nid brisé en chasse un autre. Je n'étais bien nulle part. Je feuilletais les journaux avec indifférence. La France en paix y tenait une large place. Je ne voyais quoi faire de moi. Ne sûrement pas devenir une de ces jouvencelles qui venaient encore avec leur mère boire le thé dans le salon de la mienne. Fascinée par le pastel du grand salon, j'avais pris l'habitude de crayonner, sans grand talent. Cela me suffit pour décider tout le monde, c'est à dire ma mère et Ruth, à préparer pour moi un séjour à Paris.



               Comme  il est étrange ce temps dans l'entre-temps des voyages. Le paquebot est un monde à part, détaché de toute terre, il permet de ne pas exister. J'ai été malade pendant toute la traversée, sans qu'il y ait même de tempête. Je restai roulée en boule sur ma couchette, me nourrissant de thé et petits gâteaux, les vomissant sitôt ingurgités. J'oscillais entre mal au cœur et faim dévorante. Cela me semblait une épreuve nécessaire à ma renaissance. Parce que, en Europe, tout serait différent.


               J'allais à Paris pour étudier les Beaux-Arts. Mais à Paris non plus, rien ne me plût. J'habitais un petit meublé que ma mère louait de loin à des connaissances d'Amérique. La ville et la vie étaient belles, et pourtant, je ne ressentais rien. Rien de vivant en moi. J'étais appréciée par les amis de ma mère qui devaient, je le suppose, faire régulièrement des rapports circonstanciés sur ma conduite et mes relations. C'est à ce prix que j'avais certainement obtenu ma liberté. Sachant qu'elle ne pourrait me manœuvrer, ma mère avait cédé à ce qu'elle croyait un caprice sous cette condition. Je n'en eus jamais la preuve, mais je recevais leur visite une fois par mois, une autre fois, je devais dîner chez eux... Cela ne mérite pas un grand suspens. Je m'en accommodais fort bien. Je suivais les classes des Beaux-Arts, sinon avec intérêt, cependant sans ennui Je n'y brillais pas particulièrement et m'acquittais d'un académisme besogneux qui ne réclamait pas grande admiration. Quelques mois se passèrent ainsi. Je m'éveillais aux courriers de Ruth, elle m'y parlait des garçons et un peu de Caleb qui avait repris à son compte l'affaire de mon père. Il avait rompu avec le bourbon du soir qui le laissait pantelant tant que j'y étais encore, me disait Ruth, mais elle restait, dans ses propos, engluée par une sourde tristesse sans apparente raison. Ce fut une lettre de ma mère qui m'éclaira : elle y faisait allusion à la longue dépression de Caleb... J'imaginais Ruth, le soir, seule dans le petit salon de verre... Alors seulement, il m'arrivait de regretter de n'être pas auprès d'elle...



¨¨¨

Mademoiselle

                Je n'avais pas ressenti une telle émotion depuis bien longtemps... Je vais revoir Ada, ce petit ange. Elle est bien grande maintenant. Plus de petit ange : à la place, une grand jeune fille. La réponse de Ruth à mon courrier me parle d'elle comme d'une personne décidée, et responsable. Elle est pourtant bien jeune... Pourtant elle a voulu partir, ajoute Ruth. Madame a consenti, et Ruth garde quelques inquiétudes, selon ce qu'elle m'écrit. J'avais moi-même rejoint Laura à Nice.


               N'importe, me voici bien faible après toutes ces affreuses journées. Laura nous a quittés. Cette fois, elle est partie pour de vrai.


               Après mon long séjour chez Ruth, je l'avais retrouvée, après-guerre, à Nice. Elle avait d'abord disparu sur les terrains de la guerre. Depuis les Etats Unis, j'avais longuement harcelé la Croix Rouge française pour la retrouver. Après un long temps sans aucune nouvelle, comme j'étais à Paris pour mieux poursuivre les recherches, elle réapparut. Elle avait travaillé dans ces hôpitaux qui essayaient de redonner vie et humanité à ces pauvres jeunes soldats brisés par la guerre. Nous repartîmes là où nous avions déjà vécu, à Nice.  Elle y papillonnait avec d'autres jeunes américaines pourvues de parents riches. Peu après mon arrivée, nous croisâmes la mère de Ruth. J'accompagnais peu Laura, cela me permit néanmoins cette rencontre. J'y vis une femme superficielle et irritante. Je ne crois pas qu'il y ait beaucoup à regretter... Je n'ai pas fait part de cette rencontre à Ruth, je n'aurais rien d'aimable à dire sur sa mère.


               J'ai donc retrouvé Laura, une Laura bien fragile, bien vulnérable. Je crois que toutes ces années de guerre, sur le front, au contact de la souffrance des chairs et de la meurtrissure des hommes, ont achevé de la blesser. Elle nous a quittés en mai dernier. Depuis quelques temps elle répondait aux avances d'un jeune russe, riche, en villégiature sur la Côte d'azur. Il séjournait dans un grand hôtel de la Riviera, avec vue sur la mer, peu éloigné du nôtre que nous avions choisi dans les rues étroites de la vieille ville.



               Je ne sais comment faire. Je n'ai jamais été confrontée à ce genre d'évènement. J'ai de la peine. Moins cependant que je ne l'aurais cru auparavant. J'étais assise sur le balcon, en train de crayonner ce que je voyais devant moi, quand on a frappé doucement à ma porte : "Mademoiselle, Mademoiselle, s'il vous plait, on a à vous parler". C'était le portier de l'hôtel, accompagné du directeur :

" Mademoiselle, nous avons une bien triste nouvelle, Mademoiselle Laura a été victime d'un accident, elle était en voiture avec le prince, on ne sait comment cela est arrivé... Elle ne respirait plus lorsqu'on les a trouvés en bas de la côte. Le prince est dans le coma. Il semble que l'automobile ait quitté la route et heurté un arbre... Mademoiselle, nous sommes si désolés...". 

J'aurais cru, une minute auparavant, que le ciel me serait tombé sur la tête. Rien de tout cela. Je restais calme :" Dites-moi ce que je dois faire.

- Voulez-vous reconnaitre le corps ? A part vous, il n'y a personne de sa famille.

- En fait, je ne suis pas de sa famille.

- Bien sûr, mais enfin... C'est tout comme !

- Oui, c'est tout comme...". J'étais glacée. Elle était si belle, on l'aurait crue parée pour un mariage, le visage à peine défait, il restait une petite goutte de sang au coin de sa bouche. Elle avait été dénuquée sous le coup de l'impact de l'automobile contre un arbre. Le prince avait, lui, la cage thoracique brisée. Il semblait que des organes vitaux aient été atteints. Je ne l'ai pas connu et je n'arrive pas à être triste pour lui.

Clara a été prévenue par télégramme. Elle n'a rien dit, me rapporte Ruth dans ses courriers. Elle s'est repliée dans sa chambre et n'a ouvert à personne pendant plusieurs jours. Elle a repris ensuite sa place dans la société de la ville. Je n'ai pas eu de réponse à mon propre courrier, c'est pourquoi je me suis tournée vers Ruth. Nous avons un problème de taille : Laura a été incinérée et nous ne savons que faire de ses cendres. Clara ne se prononce pas, Ruth ne sait que me répondre, et elle n'a pas la qualité juridique pour prendre une décision. C'est la raison pour laquelle je vais, aujourd'hui, revoir Ada. Ada a 21 ans cette année. Elle semble être en état de prendre des décisions, car nous ne savons que faire et nous aurons besoin d'elle. Les parents de Laura sont en Italie, et Clara ne nous donne pas leurs coordonnées. Ada est la nièce de Laura. Peut-être, je l'espère, elle pourra intervenir auprès de sa mère pour que nous sachions quoi faire de ses cendres. Je ne me résous à les laisser dans le cimetière de Nice, si loin de tout. Certes Gidéon est enterré en France, mais au moins il est proche dans le nord du pays de ses semblables, avec les autres soldats morts pour raison de guerre. Laura n'a aucune raison d'être enterrée à Nice, sinon d'y avoir perdu la vie. Il n'y aurait plus personne pour la visiter et cela je n'arrive pas à l'accepter.



               En fait, Laura était devenue l'ombre d'elle-même, presqu'aussi superficielle que la mère de Ruth. Après l'avoir retrouvée à Genève, je l'ai suivie à Nice. La fortune de Gidéon lui permettait tous les caprices. Clara payait tout, déplacements, hôtels, fêtes, robes... Je crois que cette richesse, après les souffrances de la guerre, a contribué à rendre le monde incohérent autour d'elle. Parfois, le soir, elle me parlait de ces blessés défigurés. Elle avait exercé dans ces terribles services où l'on soignait les "gueules cassées". Je crois, moi, qu'elle ne s'est jamais remise de ces atrocités. Elle me disait combien c'était difficile de leur redonner un quelconque espoir, alors que le reste de leur corps, hormis leur visage, était intact, jeune et plein de vie, et combien lui paraissait futile sa vie d'aujourd'hui. Je l'accompagnais parfois dans ses sorties, l'après-midi, tennis, golf, elle nageait comme une bulle dans la légèreté du monde. Mais je ne pouvais avoir aucune conversation avec elle, elle dédaignait tout ce qui faisait le plaisir de mes jours, ballades dans la campagne, nouvel herbier dédié aux fleurs de Provences, dessins, quelques livres de philosophie et de poèmes, rien de ce qui me touchait ne l'intéressait. Nous nous sommes malgré tout retrouvées d'accord devant quelques scènes de théâtre, et pour Noël elle m'offrit l'opéra, sans m'y accompagner cependant. Je regardais une étrangère qui fuyait tout échange sur le passé, et tout projet d'avenir. L'instant présent semblait suffire à la délicate libellule qu'elle était devenue. J'étais triste, je me sentais inutile. Il arriva pourtant qu'elle réussit à pleurer dans mes bras, une fois, après l'avoir retrouvée, et cette autre fois où me parla des soldats défigurés. Elle m'empêchait même de tisser toute tendresse autour d'elle. Aussi, quand elle mourut, je ressentis d'abord de la stupéfaction, puis un drôle de sentiment, "raisonnable"..., comme si elle était enfin là où elle voulait être. Je n'arrive pas à être plus triste que cela.

J'avais quelques échanges avec Clara, par lettre, aussi superficiels que le quotidien avec Laura. J'aurais pu me couler dans une vie sans risque, sans éclat, et sans bonheur... Mais j'avais d'autres échanges, avec Ruth. Ruth aussi m'écrivait, deux lettres par mois, où elle me contait tout, ses espoirs, ses angoisses, le retour de Caleb, ce bonheur fou et la peur terrible de le voir sombrer à tout jamais dans un alcool lent mais irrémédiable. Depuis quelques temps, elle me confirme qu'il a abandonné ce recours irraisonnables à ses souffrances. Lui pleure maintenant dans les bras de sa femme, et si tous deux en sortent visiblement meurtris, cette nouvelle communauté de souffrance les soude peut-être plus profondément que le bonheur passé. Ils n'ont plus d'effort à faire pour se cacher de l'autre quand la détresse les étreints. Ruth me dit qu'elle voit aujourd'hui la vie autrement, le bonheur n'est pas la vie, me dit-elle, mais savoir être auprès de l'autre est ce qui les réunit le plus, Caleb et elle... Je veux croire en son espoir de paix...

Alors, revoir Ada maintenant me ramène à ces doux instants où Sarah m'apprenait à l'aimer. Je ne connaissais rien aux bébés, je m'en tenais soigneusement éloignée, légèrement dégoutée par leur odeur de lait caillé au coin des lèvres. J'en souffrais. Etait-ce un regret ? Je ne le sais toujours pas. Mais partager avec Sarah cette intimité maternelle m'a changée... Je me rappelle... Ce fut si doux. Aujourd'hui, me voici chargée d'une autre mission, je la désire et je la crains. Ada ne sait rien encore du décès de sa tante. Ruth m'a demandé de l'en informer moi-même, Clara ne s'étant pas manifestée auprès d'elle à ce sujet. Je suis fébrile, inquiète du sujet et heureuse de la serrer, peut-être, dans mes bras.



¨¨¨

Ada


                Que me veulent-elles ? Ma mère et Ruth auraient chargé Mademoiselle de venir me visiter. Curieusement, cela ne me fait aucun plaisir. Pourtant j'aimais bien Mademoiselle, je la trouvais drôle. Caleb se moquait souvent d'elle, gentiment. Je crois que son aspect de vieille fille anglaise nous faisait rire. J'étais bien sûr beaucoup plus jeune, mais un petit enfant est très sensible à la moquerie même si je sentais très bien qu'il n'y avait là aucune méchanceté. Un petit pli m'informe que Mademoiselle viendra demain me visiter à 17 heures. Si je devais être absente à ce moment, je pouvais prévenir de cette indisponibilité à son hôtel. Elle est à Paris et je la recevrai. Tout me semble aujourd'hui si lointain. J'ai voulu partir de l'autre côté de l'Atlantique, il me fallait toute cette distance pour matérialiser l'éloignement que je ressentais entre ma mère et moi, et que je souhaitais.



               Aujourd'hui je sais, j'ai vu Mademoiselle. Je ne pouvais imaginer... Laura reste pour moi une princesse, l'inatteignable princesse si jolie, si lointaine... Mon Dieu, mourir si bêtement. Maman ne parlait jamais de Laura, je l'ai crue indifférente à sa jeune sœur, comme à une tâche qu'on lui avait imposée là-bas, en Italie. Elle faisait ce qu'elle devait faire, sans plus. Lorsqu'elle partit, j'étais encore enfant, c'est à peu près l'époque où j'allai vivre chez Ruth, qui est peut-être ma seule vrai maman puisque elle a voulu m'avoir près d'elle... Laura est partie en Europe pendant la guerre, nous n'avons pas eu de nouvelles d'elle et je ne sais plus rien du reste, sauf que la dame de la Croix Rouge avait un gros bouton plein de poils piquants près de la bouche et que je ne voulais pas qu'elle m'embrasse. Mademoiselle, elle, avait des joues roses et rondes et une petite bouche vermeille comme un bonbon.

Le plus incroyable est là : Mademoiselle conserve près d'elle les cendres de Laura. Je ne savais pas que c'était possible... Elles ont trouvé une solution, Ruth et elle : que nous emmenions ces cendres en Italie, là où elle est née, dans sa famille. Selon Ruth, maman n'y fait aucune objection, elle semble affectée, mais se dit incapable de rien faire par elle-même. Pourtant elle a confié à Ruth un courrier pour moi et Ruth me l'envoie par le biais de Mademoiselle. La seule chose que je sais est que ce courrier concerne Laura.


               Cela fait deux jours que je tourne autour de cette lettre comme si elle allait me renseigner sur moi. L'enveloppe blanche est posée sur la table centrale de ma petite chambre. Je ne l'ai pas touchée depuis que Mademoiselle m'a quittée. Elle m'attire et me repousse, mais je vois bien que ma vie ne pourra se poursuivre sans que je sache ce qui est à l'intérieur.

Je l'ai ouvert : il y a une lettre, longue, avec une odeur de poussière, écrite sur un papier jauni d'une fine encre violette. La lettre dit que Laura est ma sœur et non ma tante... Un acte de naissance l'accompagne. La lettre n'a pas de signature.

Nous partons, le plus tôt possible, Mademoiselle et moi en Italie. Nous emmenons Laura avec nous, pour toujours.




Epilogue



               Après ce voyage en Italie, avec Mademoiselle, je décidai de rester à Paris. Après les Beaux-Arts, je me destinai à dessiner des vêtements. En même temps, j'utilisais mes connaissances artistiques pour présenter Paris et ses beautés à de riches américains. J'étais demandée comme guide. Cela m'amusait. Je restreignis ma vie à ces quelques sorties et beaucoup de croquis pour des couturiers. Finalement l'un d'entre eux voulut garder l'exclusivité de ma production. J'ai des revenus simples et suffisants. Mademoiselle reste près de moi. Grâce aux mandats de maman, nous avons pu trouver un appartement plus grand que mon petit studio et nous y vivons tous deux ensembles. Les connaissances de maman à Paris me laissent en paix, elles semblent considérer que ma vertu est bien gardée par Mademoiselle. Elle n'a pas besoin de me garder, je le fais toute seule. Je ne souhaite pas d'autre vie, je trouve déjà que c'est extraordinaire que j'aie pu me créer ailleurs un lieu de vie pour lequel j'ai les revenus suffisants. Les mandats de maman s'entassent maintenant sur le petit meuble de l'entrée, je n'en ai plus besoin.

Je continue d'avoir des nouvelles de Ruth et de lui donner des miennes. Je sais que Mademoiselle a un échange plus régulier et soutenu avec elle que moi, j'en suis heureuse. D'ailleurs, Mademoiselle est allée la voir l'année passée, et je me suis rendue compte à cette occasion que j'avais besoin d'elle. Cela m'humanise. Je sais que je parais sévère et chaste à ceux que je croise. Je le suis, et cela me convient.


               En Italie, je me suis trouvée devant une vieille dame très droite, toute vêtue de noir. Elle ressemblait au portrait du grand salon. Elle ressemblait à Clara, et un peu à Laura. Elle parlait peu, sans amabilité. Elle montrait qu'elle n'avait pas souhaité nous rencontrer, mais qu'elle se rendait à ses obligations.

Nous étions d'abord entrées dans une grande bâtisse austère, par une allée de platanes. La pièce où nous fûmes reçues était la grande salle à manger. La dame était assise en bout de table et nous de chaque côté. Les volets fermés laissaient stagner une tiédeur sombre, j'entendais une mouche têtue sans la voir. Les meubles de bois foncés rendaient la pièce encore plus austère que la maison. Je m'étais présentée sobrement : " Je m'appelle Ada, je suis votre petite fille". Pas un muscle n'a bougé sur son visage froid. J'exposai le sujet de ma visite : nous souhaitions inhumer les cendres de Laura, ma demi-sœur, dans le cimetière familial. Non, ma mère n'avait rien exprimé de particulier, ni à propos de Laura, ni à propos de sa famille ou de sa mère. Nous savions, parce qu'elle l'avait confié à Ruth, que c'était aussi son souhait, mais nous n'en savions pas plus.

La dame nous demanda où nous souhaitions cette inhumation, dans le caveau familial, ou dans une tombe séparée. Je ne sais pourquoi, je répondis immédiatement : "non, seule dans une tombe". Nous visitâmes le cimetière et je retins un emplacement solitaire, près d'un bosquet de roses. La cérémonie fut très simple et ne réunit autour du curé que la vieille dame, Mademoiselle et moi sous un soleil de plomb. Nous repartîmes l'après-midi à Paris, sans autre politesse. La dame nous avait fait servir à manger dans la salle à manger, toujours aussi sombre. Elle-même s'assit sans parler auprès de nous, mais sans manger. Le curé eut droit à un peu de vin. Apparemment elle vivait seule dans cette bâtisse. Après avoir décidé de l'inhumation, elle m'avait avertie que mon grand-père reposait déjà dans le caveau, et que sa place à elle y était prête.



               En aucune façon je pus ressentir que j'appartenais à cette famille, pourtant la dame en noir est ma grand-mère. Je suis satisfaite de la connaître, mais je n'en conçois aucun bonheur. Mademoiselle et moi conservons ensemble le sentiment d'avoir fait notre devoir, d'avoir accompagné Laura là où elle devait être. Nous avons la satisfaction d'avoir réussi à l'écarter d'une ombre malfaisante en évitant qu'elle soit enterrée dans le même lieu que les autres membres de la famille. J'ai pu recréer le croquis de sa tombe, et je l'ai envoyé à Ruth qui va le montrer à Maman.